Est-il
une époque dans laquelle la possibilité d’une prise de distance ait été
si malaisée, presque impossible, et pour beaucoup improbable ?
Pourtant, les monuments écrits laissent entrevoir des situations que
l’on pourrait nommer, au risque de l’anachronisme, « totalitaires », où
non seulement l’on était sommé de prendre position, mais aussi de
participer, de manifester son adhésion passivement ou activement.
L’Athènes antique, l’Empire byzantin, l’Europe médiévale, l’Empire
omeyyade, et pour tout dire la plupart des systèmes socio-politiques, de
la Chine à la pointe de l’Eurasie, et sans doute aussi dans l’Amérique
précolombienne ou sur les îles étroites du Pacifique, les hommes se sont
définis par rapport à un tout qui les englobait, et auquel ils devaient
s’aliéner, c’est-à-dire abandonner une part plus ou moins grande de leur liberté.
S’il
n’est pas facile de définir ce qu’est cette dernière, il l’est beaucoup
plus de désigner les forces d’enrégimentement, pour peu justement qu’on
en soit assez délivré pour pouvoir les percevoir. C’est d’ailleurs
peut-être justement là un début de définition de ce que serait la
« liberté », qui est avant tout une possibilité de voir, et donc de
s’extraire un minimum pour acquérir le champ nécessaire de la
perception.
Si
nous survolons les siècles, nous constatons que la plupart des hommes
sont « jetés » dans une situation, qu’ils n’ont certes pas choisie,
parce que la naissance même les y a mis. Le fait brut des premières
empreintes de la petite enfance, le visage maternel, les sons qui nous
pénètrent, la structuration mentale induite par les stimuli,
les expériences sensorielles, l’apprentissage de la langue, laquelle
porte le legs d’une longue mémoire et découpe implicitement, et même
formellement, par le verbe, le mot, les fonctions, le réel, l’éducation
et le système de valeurs de l’entourage immédiat, tout cela s’impose
comme le mode d’être naturel de l’individu, et produit une grande partie
de son identité.
L’accent mis sur l’individu s’appelle individualisme.
Notons au passage que cette entité sur laquelle semble reposer les
possibilités d’existence est mise en doute par sa prétention à être
indivisible. L’éclatement du moi, depuis la « mort de Dieu », du
fondement métaphysique de sa pérennité, de sa légitimité, accentué par
les coups de boutoir des philosophies du « soupçon », comme le marxisme,
le nietzschéisme, la psychanalyse, le structuralisme, a invalidé tout
régime s’en prévalant, quand bien même le temps semble faire triompher
la démocratie, les droits de l’homme, qui supposent l’autonomie et
l’intégrité de l’individu en tant que tel.
Les
visions du monde ancien supposaient l’existence, dans l’homme, d’une
instance solide de jugement et de décision. Les philosophies antiques,
le stoïcisme, par exemple, qui a tant influencé le christianisme, mais
aussi les religions, quelles qu’elles soient, païennes ou issues du
judaïsme, ne mettent pas en doute l’existence du moi, à charge de le
définir. Cependant, contrairement au monde moderne, qui a conçu le
sujet, un ego détaché du monde, soit à partir de Hobbes dans le
domaine politique, ou de Descartes dans celui des sciences, ce « moi »
ne prend sa véritable plénitude que dans l’engagement. Aristote a défini
l’homme comme animal politique, et, d’une certaine façon, la société
chrétienne est une république où tout adepte du Christ est un citoyen.
On
sait que Platon, dégoûté par la démagogie athénienne, critique obstiné
de la sophistique, avait trouvé sa voie dans la quête transcendante des
Idées, la vraie réalité. La mort de Socrate avait été pour lui la
révélation de l’aporie démocratique, d’un système fondé sur la toute
puissance de la doxa, de l’opinion. Nul n’en a dévoilé et
explicité autant la fausseté et l’inanité. Cela n’empêcha pas d’ailleurs
le philosophe de se mêler, à ses dépens, du côté de la Grande Grèce, à
la chose politique, mais il était dès lors convenu que si l’on
s’échappait vraiment de l’emprise sociétale, quitte à y revenir avec une
conscience supérieure, c’était par le haut. La fuite « horizontale »,
par un recours, pour ainsi dire, aux forêts, si elle a dû exister, était
dans les faits inimaginables, si l’on se souvient de la gravité d’une
peine telle que l’ostracisme. Être rejeté de la communauté s’avérait
pire que la mort. Les Robinsons volontaires n’ont pas été répertoriés
par l’écriture des faits mémorables. Au fond, la seule possibilité
pensable de rupture socio-politique, à l’époque, était la tentation du
transfuge. On prenait parti, par les pieds, pour l’ennemi héréditaire.
Depuis
Platon, donc, on sait que le retrait véritable, celui de l’âme, à
savoir de cet œil spirituel qui demeure lorsque l’accessoire a été jugé
selon sa nature, est à la portée de l’être qui éprouve une impossibilité
radicale à trouver une justification à la médiocrité du monde. L’ironie
voulut que le platonisme fût le fondement idéologique d’un empire à
vocation totalitaire. La métaphysique, en se sécularisant, peut se
transformer en idéologie. Toutefois, le platonisme est l’horizon
indépassable, dans notre civilisation (le bouddhisme en étant un autre,
ailleurs) de la possibilité dans un même temps du refus du monde, et de
son acceptation à un niveau supérieur.
Du
reste, il ne faudrait pas croire que la doctrine de Platon soit
réservée au royaume des nuées et des vapeurs intellectuelles détachées
du sol rugueux de la réalité empirique. Qui n’éprouve pas l’écœurement
profond qui assaille celui qui se frotte quelque peu à la réalité
prosaïque actuelle ne sait pas ce que sont le bon goût et la pureté,
même à l’état de semblant. Il est des mises en situation qui
s’apparentent au mal de mer et à l’éventualité du naufrage.
Toutefois,
du moment que notre âge, qui est né vers la fin de ce que l’on nomme
abusivement le « Moyen Âge », a vu s’éloigner dans le ciel lointain,
puis disparaître dans un rêve impuissant, l’ombre lumineuse de Messer Dieu,
l’emprise de l’opinion, ennoblie par les vocables démocratique et par
l’invocation déclamatoire du peuple comme alternative à l’omniscience
divine, s’est accrue, jusqu’à tenir tout le champ du pensable. Les
Guerres de religion du XVIe siècle ont précipité cette évolution, et nous en sommes les légataires universels.
Les
périodes électorales, nombreuses, car l’onction du ciel, comme disent
les Chinois, doit être, dans le système actuel de validation du
politique, désacralisé et sans cesse en voie de délitement, assez
fréquent pour offrir une légitimité minimale, offrent l’intérêt de
mettre en demeure la vérité du monde dans lequel nous tentons de vivre. À
ce compte, ce que disait Platon n’a pas pris une ride. Car
l’inauthenticité, le mensonge, la sidération, la manipulation, qui sont
le lot quotidien d’un type social fondé sur la marchandise, c’est-à-dire
la séduction matérialiste, la réclame, c’est-à-dire la persuasion et le
jeu des pulsions, le culte des instincts, c’est-à-dire l’abaissement
aux Diktat du corps, l’ignorance, c’est-à-dire le rejet haineux
de l’excellence et du savoir profond, plongent ce qui nous reste de
pureté et d’aspiration à la beauté dans la pire des souffrances. Comment
vivre, s’exprimer, espérer dans un univers pareil ? Le retrait par le
haut a été décrédibilisé, le monde en soi paraissant ne pas exister, et
le mysticisme n’étant plus que lubie et sublimation sexuelle, voire
difformité mentale. Le défoulement électoraliste, joué par de mauvais
acteurs, de piètres comédiens dirigés par de bons metteurs en scène, et
captivant des spectateurs bon public, niais comme une Margot un peu
niaise ficelée par une sentimentalité à courte vue, nous met en
présence, journellement pour peu qu’on s’avise imprudemment de se
connecter aux médias, avec ce que l’humain comporte de pire, de plus
sale, intellectuellement et émotionnellement. On n’en sort pas indemne.
Tout n’est que réduction, connotation, farce, mystification, mensonge,
trompe-l’œil, appel aux bas instincts, complaisance et faiblesse
calculée. Les démocraties antiques, qui, pourtant, étaient si
discutables, n’étaient pas aussi avilies, car elles gardaient encore,
dans les faits et leur perception, un principe aristocratique, qui
faisait du citoyen athénien ou romain le membre d’une caste supérieure,
et, à ce titre, tenu à des devoirs impérieux de vertu et de sacrifice.
L’hédonisme contemporain et l’égalitarisme consubstantiel au
totalitarisme véritable, interdisent l’écart conceptuel indispensable
pour voir à moyen ou long terme, et pour juger ce qui est bon pour ne
pas sombrer dans l’esclavage, quel qu’il soit. Du reste, l’existence de
ce dernier, ce me semble, relevait, dans les temps anciens, autant de
nécessités éthiques que de besoins économiques. Car c’est en voyant
cette condition pitoyable que l’homme libre sentait la valeur de sa
liberté. Pour éduquer le jeune Spartiate, par exemple, on le mettait en
présence d’un ilote ivre. Chaque jour, nous assistons à ce genre
d’abaissement, sans réaction idoine. La perte du sentiment
aristocratique a vidé de son sens l’idée démocratique. Cette intuition
existentielle et politique existait encore dans la Révolution française,
et jusqu’à la Commune. Puis, la force des choses, l’avènement de la
consommation de masse, l’a remisée au rayon des souvenirs désuets.
Claude Bourrinet http://www.europemaxima.com
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