Marx considérait que les crises
sont l’expression des contradictions
internes au capitalisme, et
qu’elles doivent conduire à son effondrement. Mais il a laissé sa
théorie des crises inachevée.
Dans quelle mesure peut-il donc éclairer
la crise d’aujourd’hui ?
« Un spectre hante l’Europe – le spectre du communisme. » Ainsi commence le Manifeste du parti communiste.
Curieuse formule ! Ne faut-il pas être mort pour revenir à l’état
spectral, fantomatique ? À la manière de Jean Baudrillard, faut-il
penser un retour spectral du communisme ? Ou ce revenant est-il enterré,
un pieu enfoncé dans le cœur ? Dans Spectres de Marx, Jacques
Derrida fait de Karl Marx lui-même un perpétuel revenant. Après sa mort,
sa pensée est revenue hanter l’Europe et l’Amérique à la fin du
XIXe siècle, lors de la grande dépression, et encore dans les premières
années après la Première Guerre mondiale ; elle est revenue en force au
cours des années 1930, pendant la grande crise. Il y aurait donc un lien
entre les grandes crises qui, elles aussi, sont des « revenants », et les retours de Marx. Ce n’est pas si simple.
À la fin des années 1960, le spectre de
Marx revient nous visiter, pas seulement dans les rues de Paris et dans
les campus du monde entier. Or le monde est en expansion, dans la phase
active des trente glorieuses. Marx hante les esprits et pourtant « même les tables ne tournent pas »,
comme il l’analysait. Le capitalisme triomphe un siècle après ses
prédictions apocalyptiques : mieux, il produit un énorme accroissement
de richesses dont jouissent aussi les masses populaires, la société de
consommation explose, les inégalités ont régressé, « l’armée de réserve industrielle »
(Marx nomme ainsi les chômeurs) a disparu ainsi que les crises
périodiques avec leur cortège de misère, de chômage. À l’époque, de
doctes et pourtant jeunes experts en marxisme se posaient sérieusement
la question de la paupérisation en Europe, aux États-Unis, l’une des
grandes prédictions de Marx. Était-elle absolue, alors que les PIB
croissaient à des taux records, ou seulement relative, alors que la
hausse des revenus des salariés n’avait jamais été aussi forte, que les
inégalités régressaient ?
Chômage, paupérisation et inégalités
Notre époque offre un exemple similaire.
Marx est mort, enterré sous une lourde pierre tombale. Reprendre telle
formule marxienne fait sourire ; elles sont usées d’avoir tant servi. Au
mieux, on jette quelques roses (pas nécessairement rouges) sur sa
tombe. Et pourtant, rarement dans l’histoire ses enseignements ont eu
une telle pertinence. Nous vivons une crise massive, mondiale, une crise
capitaliste qui est aussi une crise du capitalisme.
Marx a observé des crises financières qui ressemblent comme des sœurs à celles que nous connaissons, a précisé le rôle du « capital financier ». Il a analysé les conséquences de la suraccumulation du capital, expliqué les difficultés de la « réalisation », c’est-à-dire de la vente des valeurs produites.
L’exploitation des travailleurs se durcit, « l’armée de réserve industrielle
» a retrouvé ses effectifs, la paupérisation relative est devenue un
phénomène massif avec la remontée des inégalités au niveau de 1929, la
paupérisation absolue sévit en Grèce, dans toute l’Europe du Sud, en
Irlande, elle est à l’ordre du jour en France, en Grande-Bretagne, des
populations entières se prolétarisent. « Le grand capital »
(l’une de ces expressions rebattues, ridicules aujourd’hui) se renforce
au détriment de ce que l’on n’appelait pas encore les PME.
Marx n’avait pas bâti une
théorie unifiée des crises, même s’il en est l’un des principaux
théoriciens, même s’il fut l’un des premiers penseurs du cycle. Il avait
même projeté de terminer son grand œuvre, Le Capital, par un livre dont le titre est d’une grande actualité : Le Marché mondial et les Crises.
Pour lui, les crises sont endogènes, inhérentes au fonctionnement du
capitalisme, nullement des chocs exogènes dus à des phénomènes
contingents. C’est là son enseignement principal, en opposition aux
théories libérales contemporaines qui présupposent un fonctionnement
harmonieux de l’économie de marché seulement perturbé par des chocs
stochastiques.
Pour appréhender la pensée marxienne des
crises, on peut distinguer trois niveaux : les agitations
conjoncturelles de surface, les lourds mouvements en profondeur, les
phénomènes économiques intermédiaires. Cette présentation au parfum
braudelien me semble fidèle à la pensée de Marx (Fernand Braudel était
d’ailleurs influencé par Marx, mais sa conception du capitalisme, un
capitalisme à domination financière, n’était pas celle plus
industrialiste de Marx). Ces trois niveaux ne sont pas clairement
présentés, encore moins articulés. Marx ne livre que des éléments
dispersés, disjoints, manquant de cohérence, parfois contradictoires. Il
serait naïf d’en faire l’alpha et l’oméga de l’explication de la crise
actuelle : le monde a changé, ce n’est plus le capitalisme de Marx, et
les théories ont progressé depuis les années 1848 ou 1860.
Une révolte des forces productives
En surface, mais non pas
superficiellement, nous trouvons les manifestations des crises de
surproduction et les crises financières. Friedrich Engels et Marx sont
de bons observateurs des crises économiques de leur temps (en
particulier dans Neue Rheinische Zeitung), en Angleterre, en
France et plus généralement en Europe, aux États-Unis. Souvent, dans ces
descriptions presque au jour le jour, se trouvent le mieux exposés la
dimension financière et spéculative, les excès de confiance et les
paniques.
Marx fait de la monnaie une condition des crises et la spéculation financière, inhérente aux périodes de surproduction, fournit « un palliatif momentané » et « hâte l’irruption de la crise, en augmente la violence ». Après les périodes de surcrédit, d’overtrading et de spéculation vient forcément le retournement brutal, avec ses conséquences déflationnistes, la « course au cash » : «
C’est là la phase particulière des crises du marché mondial que l’on
appelle crise monétaire. Le bien suprême que l’on réclame à cor et à cri
dans ces moments comme l’unique richesse, c’est l’argent, l’argent
comptant » (Critique de l’économie politique).
Au niveau le plus profond, celui de l’histoire longue, Marx fait des crises « une révolte des forces productives ».
Les crises, comme les révolutions sociales sont les douleurs de
l’enfantement d’un mode de production nouveau. Les forces productives
sont entravées par les rapports capitalistes, par la contradiction
majeure entre une production qui devient chaque jour plus collective et
des rapports de propriété qui sont restés privés. Ces rapports de
propriété, comme les rapports sociaux qui les fondent, sont devenus des
entraves, ils seront éliminés.
Jusqu’ici le capitalisme a permis un
développement des forces productives plus puissant qu’aucun autre mode
de production (il faut lire l’hymne aux succès du capitalisme dans le Manifeste). Mais, souligne Marx, les crises économiques, de plus en plus fortes, mettent en lumière ce fait majeur : le salariat et les « rapports de propriété bourgeois »
sont devenus des entraves. Être communiste, pour Marx, ce n’est pas
chercher à obtenir la justice sociale (il y a autant de conceptions de
la justice que de modes de production), mais connaître l’imminente
advenue d’un nouveau mode de production et participer aux luttes
collectives pour l’accoucher.
Reste l’essentiel pour l’économiste,
l’analyse des mécanismes qui, dans ce mode de production capitaliste,
produisent les crises. Marx, même s’il nuance, reste déterministe et sa
théorie des crises endogènes s’en ressent. Pour simplifier, on trouve
deux grands pans explicatifs, l’un du côté de l’offre – il s’agit des
crises de suraccumulation –, l’autre du côté de la demande – il s’agit
des crises de réalisation. Ces deux pans se croisent pour former les
crises de surproduction.
La baisse tendancielle du taux de profit
La théorie des crises de suraccumulation du capital est livrée dans le livre iii du Capital, dans les chapitres consacrés à « la baisse tendancielle du taux de profit
». Elle pourrait être présentée dans la syntaxe de la théorie classique
ou néoclassique. Marx, d’ailleurs, n’innove pas complètement puisque
beaucoup d’éléments sont chez son maître, David Ricardo, et chez John
Stuart Mill.
Poussés par la concurrence
qu’ils se font les uns les autres, les capitalistes sont obligés, sans
cesse, de réduire les coûts de production pour que leurs entreprises
survivent ou pour empiéter sur le voisin. À cette fin, ils doivent
continuellement investir en machines, accroître ce que Marx nomme le
capital constant. Sous la plume d’un économiste néoclassique, on
pourrait écrire que plus le volume du capital augmente, plus le
rendement d’un nouvel investissement se réduit. C’est la loi générale de
la productivité marginale décroissante.
Dès lors, la rétribution du capital, le
taux de profit, se réduit puisqu’elle dépend, avec plus ou moins de
précision, de cette productivité. Marx raisonne avec une théorie de la
valeur radicalement différente. Il explique la baisse du taux de profit
comme le résultat d’un accroissement relatif de la fraction du capital
qui ne produit pas de plus-value (le capital constant) par rapport au
capital qui achète la force de travail (le capital variable) et produit
seul de la plus-value par l’exploitation des travailleurs, une
plus-value qui est la source unique du profit et de l’accumulation du
capital.
À l’arrière-plan de la théorie de Marx,
comme d’ailleurs dans la théorie contemporaine, on trouve le circuit qui
va du capital à davantage de capital en passant par l’accumulation du
profit (ou de la plus-value) : le capital produit du capital, mais à
chaque tour de roue, le rendement est plus faible. « Accumulez, accumulez, c’est la loi et les prophètes »,
écrit ironiquement Marx, mais en accumulant, les capitalistes scient la
branche sur laquelle ils sont perchés puisqu’ils réduisent le taux de
profit et la source de l’accumulation. La loi de l’accumulation
capitaliste sape ses propres bases, une dialectique qui aboutira
finalement à l’effondrement du capitalisme.
La baisse du taux de profit n’est que
tendancielle. Les capitalistes réagissent à cette baisse de plusieurs
manières. Ils peuvent allonger la durée du travail ou accroître sa
productivité (plus d’intensité du travail et le recours à davantage de
machines, mais cela renforce encore le processus) afin d’élever le taux
d’exploitation, ils peuvent faire baisser le prix des biens de
consommation consommés par les travailleurs (importations bon marché,
productivité) ou abaisser les coûts de production du capital constant (à
nouveau en élevant la productivité du travail et en recourant à des
importations de matières premières moins chères). Le recours au marché
mondial est l’un des moyens essentiels de contrecarrer l’effectivité de
la loi. Mais le fait d’y recourir fait remonter le taux de profit, donc
l’accumulation rebondit, ce qui relance la tendance à la baisse du taux
de profit.
Nous avons là l’amorce d’une théorie du
cycle économique. Dans la phase d’expansion, l’accumulation du capital
est vive, la tendance à la suraccumulation s’affirme, le taux de profit
baisse (la part du capital constant s’accroît au détriment du capital
variable) et donc le taux d’accumulation et le taux de croissance,
l’expansion s’amortit, l’économie entre en récession.
Dans la récession, les contre-tendances
sont mises en œuvre, le taux d’exploitation augmente, le recours au
marché mondial se renforce. Surtout dans la crise elle-même, la valeur
du capital se réduit fortement et donc le taux de profit augmente.
Dans la crise… Le passage d’une phase à
l’autre, en effet, ne se fait pas par une baisse continue, régulière du
taux de profit. Les capitalistes, cherchant à éviter les conséquences
d’une baisse du taux de profit, se lancent dans un recours aux crédits
de plus en plus risqués, dans la spéculation, l’overtrading, « l’aventurisme
», concentrent le capital (au détriment des fractions les plus faibles).
Ainsi, artificiellement, le capital réussit à maintenir ses profits,
mais à la façon où, dans les cartoons, le héros dans sa course
folle continue d’avancer au-delà de la falaise pour dégringoler
brutalement quand il constate qu’il n’a plus d’assise réelle ! Alors « le retournement subi du système de crédit en système au comptant ajoute à la panique pratique l’effroi théorique » (Critique de l’économie politique).
La crise est donc expliquée à la fois par la loi tendancielle et par la
phase finale spéculative de l’expansion, le temps des excès du capital
financier.
La monnaie rend possibles les crises
La crise du début du XXIe siècle peut
s’inscrire dans cette analyse. Dans les années 2000, la suraccumulation
du capital est mondiale, elle affecte surtout un secteur, l’immobilier,
et une nation, la Chine. La suraccumulation du capital en Chine a été
exportée vers l’Europe et les États-Unis essentiellement sous forme
d’exportations de marchandises, d’où une crise de surproduction dans ces
régions (en Occident), les délocalisations, la désindustrialisation.
Longtemps la baisse du taux de profit a été compensée par le recours
exagéré au crédit, à la spéculation et à l’aventurisme, par les
fusions-acquisitions d’entreprises, jusqu’à l’éclatement des bulles
financière et immobilière et l’effondrement du taux de profit dès lors
qu’il n’était plus soutenu par l’aventurisme financier.
La crise de réalisation est l’autre
dimension de la théorie marxienne des crises, du côté de la demande.
Marx est un critique virulent de la loi des débouchés de Jean-Baptiste
Say, qui nie la possibilité d’une crise générale en posant que « les marchandises s’échangent contre des marchandises »
ou que la monnaie n’est qu’un voile. Marx comprend que c’est faux, que
la monnaie joue un rôle essentiel, qu’elle rend possibles les crises.
Pourtant Marx va montrer qu’il
existe une solution de croissance équilibrée dans une économie
plurisectorielle et sa démonstration sera admirée par les plus grands
économistes du xxe siècle. Dans une économie avec un secteur produisant
des biens de production (section 1) et un secteur produisant des biens
de consommation (section 2), la croissance équilibrée est possible,
l’une achetant à l’autre, pourvu qu’une certaine proportion soit
respectée.
Il montre également qu’une disproportion
entre ces sections conduit à la crise de surproduction sectorielle, et
comment cette crise se généralise. On pourrait penser que le théoricien
de l’exploitation des travailleurs invoquerait une théorie de la crise
du fait de la sous-consommation ouvrière (du type de celle que Jean de
Sismondi avant lui, et John A. Hobson après lui, ont développée). Ce
n’est pas le cas. Marx, en effet, comprend que la demande
d’investissement (l’achat de machines) peut être un substitut à la
demande de biens de consommation. La tendance à l’accumulation soutient
la demande effective.
Mais il comprend aussi que ce soutien
n’est pas sans limite, que la demande d’investissement finira forcément
par chuter si la base de consommation est bloquée. Les débouchés sont
donc limités non seulement par un problème de proportionnalité (ce que
nous venons de voir), mais aussi par le pouvoir de consommation de la
société, celui-ci restant entravé, du fait des rapports antagoniques de
répartition : 1) par des salaires fixés à un minimum socialement
nécessaire et 2) par la tendance des capitalistes à épargner pour
accumuler.
La faiblesse de la consommation
imposée par les rapports sociaux capitalistes ne peut expliquer
directement les crises, mais elle reste leur fondement et en définitive,
« plus les forces productives se développent, plus elles entrent en
conflit avec les fondements étroits sur lesquels reposent les rapports
de consommation ». Marx retrouve la révolte des forces productives.
Trop d’inégalités
On retrouve avec la crise contemporaine
cette dimension de crise de réalisation. La vive montée des inégalités a
eu comme résultat, et particulièrement aux États-Unis, ou au
Royaume-Uni, de réduire fortement le pouvoir d’achat des travailleurs.
Certes, dans la demande effective, il
y eut aussi accroissement des dépenses de luxe des plus riches, mais
ceci ne peut compenser cela, la tendance à la croissance de l’épargne
l’emportant dans ces catégories sur la dépense de consommation. La
demande globale a longtemps été soutenue par le recours aux emprunts. Ce
que les revenus réels ne permettaient pas d’acheter, l’ouverture de
crédit le rendait possible.
La crise financière,
l’insolvabilité de nombre de ménages surendettés, les restrictions de
crédit, la course à la liquidité font qu’aujourd’hui, la mer de
l’endettement s’étant retirée, la crise de réalisation due aux
inégalités se révèle. Le diagnostic de Marx reste d’actualité : à
l’échelle mondiale, les salaires sont trop faibles et l’épargne trop
élevée.
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