Le 17 avril 1975, Phnom Penh, capitale du Cambodge, est envahie par de longues cohortes d'adolescents maigres et hagards, tout de noir vêtus et lourdement armés.
Il s'agit de l'armée des communistes cambodgiens. Surnommés quelques années plus tôt «Khmers rouges»
par le roi Norodom Sihanouk, ils ont vaincu les partisans
pro-américains du général et Premier ministre Lon Nol au terme d'une
guerre civile de cinq ans.
Le soir même, l'«Angkar» (l'Organisation) - le Parti communiste du Kampuchea (nouveau nom du pays) - décide de vider la ville de tous ses habitants.
C'est
le début d'une orgie de massacres qui va se solder par la mort
violente de 1.500.000 à 2.200.000 personnes en 44 mois, jusqu'à la
chute du régime, le 7 janvier 1979. En d'autres termes, 20% à 30% des
7.500.000 Cambodgiens auront été victimes de la folie meurtrière des Khmers rouges.
Il faudra attendre 1997 pour que l'ONU y voit officiellement des «actes de génocide».
Le secrétaire général du parti communiste, Pol Pot, mourra l'année
suivante, avant d'avoir été jugé. Douch, directeur de la sinistre
prison de Tuol Sleng, a été jugé en 2010 et condamné à 30 ans de
prison. Khieu Samphan, ancien chef de l'État, attend d'être jugé en
2011…
Un pays fait pour le bonheur…
Héritier
d'une très riche histoire dont témoignent les ruines d'Angkor, le
Cambodge a échappé à l'annexion par l'un ou l'autre de ses redoutables
voisins, le Siam et le Viêt-nam, grâce au protectorat français.
Le 9 novembre 1953, il obtient tranquillement son indépendance avec
pour roi constitutionnel le très souriant Norodom Sihanouk.
Mais le pays est très vite gangréné par la guerre qui s'installe dans le Viêt-nam
voisin et met aux prises les Nord-Vietnamiens communistes et leurs
alliés vietcongs d'un côté, les Sud-Vietnamiens pro-américains de
l'autre.
Une
poignée d'intellectuels cambodgiens issus de la bourgeoisie découvre
le marxisme lors de ses études en France, dans les années 1950.
Parmi
eux, un certain Saloth Sar, né en 1928. Fils d'un riche propriétaire
foncier, il est élevé près du palais par une cousine de son père
membre du ballet royal avant de recevoir une bourse d'études pour la
France.
De
retour dans son pays natal, il enseigne le français et communique à
ses élèves sa passion pour Verlaine avant de rejoindre les maquis
communistes. Se faisant désormais appelé Pol Pot, il deviendra
secrétaire général du Parti («Frère Numéro 1») et Premier ministre du futur Kampuchea. À ce titre, il présidera à la mise en oeuvre du génocide !
Dans
les années 60, le gouvernement cambodgien fait la chasse aux
communistes, en lesquels il voit non sans raison des fauteurs de
troubles et des complices de l'ennemi héréditaire vietnamien. Les
communistes se réfugient dans la jungle du nord-est où ils installent
des maquis inexpugnables en s'appuyant sur la misérable paysannerie du
cru. Ils restent toutefois très peu nombreux, à peine 4.000 au total.
À
la faveur d'un voyage en Chine populaire, en 1965, à la veille de la
Révolution culturelle, Pol Pot, secrétaire général du Parti communiste
ou Parti du peuple khmer (Prachéachon), se renforce dans sa haine de l'Occident et de la culture moderne et urbaine. Comme Mao Zedong, il voit dans la paysannerie pauvre le fer de lance de la révolution socialiste.
… et rattrapé par le malheur
Le
sort du Cambodge bascule en 1969. Jusque-là, affichant sa neutralité,
le prince Sihanouk avait tenté de maintenir son pays en-dehors du
conflit voisin. Mais il ne pouvait empêcher les Nord-Vietnamiens et
les vietcongs de transférer armes et munitions vers les maquis
communistes du Sud-Vietnam en empruntant le port cambodgien de
Sihanoukville et les pistes frontalières du nord-est.
Le
14 août 1969, sous la pression américaine, le prince appelle au poste
de Premier ministre le général Lon Nol, favorable à la guerre contre
les communistes… et sensible à la promesse d'une aide massive de
Washington. Pressé d'en découdre, Lon Nol profite d'un déplacement de
Sihanouk en Chine pour le déposer le 18 mars 1970. Il instaure la
République et s'en proclame président.
Faute de mieux, Norodom Sihanouk prend à Pékin la tête d'un gouvernement de coalition en exil, avec les Khmers rouges. Dans le même temps, les Américains entament le bombardement des zones frontalières du Cambodge avec l'aval de Lon Nol.
De 1970 à 1973, sous la présidence de Richard Nixon, l'US Air Force
va déverser sur le Cambodge plus de bombes que sur aucun autre pays
au monde. Au total plusieurs centaines de milliers de tonnes. Les
bombardements redoublent même d'intensité en février-avril 1973, alors
que les Vietnamiens se sont retirés du jeu après les accords de Paris.
Ces
bombardements indiscriminés, comme plus tôt au Viêt-nam, comme
aujourd'hui en Afghanistan, font d'innombrables victimes parmi les
populations civiles. Celles-ci, remplies de haine pour l'agresseur, se
détournent du camp gouvernemental et rallient les communistes.
Très vite, les troupes gouvernementales, en dépit de leur armement sophistiqué, cèdent du terrain face aux Khmers rouges.
Lon Nol n'attend pas le gong final pour s'enfuir et abandonner ses
partisans. C'est ainsi que Phnom Penh tombe le 17 avril 1975, deux semaines avant Saigon.
L'horreur
Les dirigeants des Khmers rouges,
au nombre de quelques dizaines seulement, n'ont connu pendant dix à
quinze ans que les camps de la jungle. Ils ressentent aussi beaucoup
de méfiance à l'égard des communistes vietnamiens qu'ils suspectent de
vouloir annexer les provinces orientales du Cambodge, peuplées de
colons vietnamiens.
Ils ont pu constater aussi combien le pouvoir était fragile en 1965, lors du massacre par le général Suharto
de plusieurs centaines de milliers de communistes indonésiens. Ils
ressentent cette fragilité avec d'autant plus d'acuité qu'ils sont
très peu nombreux et craignent d'être submergés par les cadres de
l'ancien régime qui viendraient à se rallier à eux.
C'est ainsi qu'ils prennent la décision folle de faire table rase. Opposant l'«ancien peuple» (les paysans khmers pauvres) au «nouveau peuple»
(les habitants des villes et les cadres pro-occidentaux), ils
décident de rééduquer ces derniers et si besoin de les exterminer.
Dans
les heures qui suivent leur entrée à Phnom Penh, la capitale est
vidée de ses habitants et des innombrables réfugiés qui avaient fui
les bombardements des années précédentes. Au total 2 millions de
personnes de tous âges. Il en va de même des autres villes du pays.
Les
déportés sont dirigés vers des camps de travail et de rééducation et
astreints à des tâches dures et humiliantes. La nourriture est souvent
réduite à deux louches d'eau de cuisson de riz par personne et par
jour. La mortalité dans les camps atteint très vite des sommets.
Les
rebelles et les suspects sont jetés en prison et contraints à des
aveux qui leur valent une exécution rapide, généralement d'un coup de
pioche sur le crâne, car il n'est pas question de gaspiller des
balles.
Dans son très remarquable ouvrage, Le siècle des génocides,
l'historien Bernard Bruneteau souligne que les meurtres ciblent des
catégories précises. Ainsi, 4 magistrats sur un total de 550
survivront au génocide. Sont anéantis les deux tiers des
fonctionnaires et policiers, les quatre cinquièmes des officiers, la
moitié des diplômés du supérieur etc. Globalement, les populations
citadines sont exterminées à 40% et les populations des régions les plus
rurales à 10 ou 15% «seulement»…
Le doute
La
plupart des Occidentaux observent le drame avec incompréhension et
beaucoup d'intellectuels manifestent une jubilation dont ils se
repentiront plus tard.
Il
est vrai qu'au même moment, la victoire des communistes au
Sud-Vietnam entraîne un autre drame, moins meurtrier mais plus
spectaculaire, celui des «boat-people», réfugiés
sino-vietnamiens prêts à affronter les tempêtes et les pirates sur des
bateaux de fortune pour échapper au nouveau régime…
En
1978, les Vietnamiens invoquent des raisons humanitaires pour envahir
le Cambodge. Le 7 janvier 1979, ils entrent à Phnom Penh cependant
que Pol Pot et les Khmers rouges reprennent le chemin de la
clandestinité et des maquis. Le nouveau gouvernement cambodgien, vassal
du Viêt-nam, compte dans ses rangs de nombreux Khmers rouges qui ont su retourner leur veste à temps.
Pour cette raison, les Vietnamiens n'ont pas envie d'en rajouter dans la dénonciation des horreurs commises par les Khmers rouges. Les Chinois, méfiants à l'égard du Viêt-nam réunifié, trop puissant à leur goût, veulent ménager les Khmers rouges qui continuent de se battre dans la jungle. Même chose pour les Occidentaux.
Il
faut attendre le retrait unilatéral des forces vietnamiennes en 1989
pour que s'amorce une prise de conscience du génocide. Le 12 décembre
1997, l'Assemblée générale des Nations Unies fait enfin explicitement
référence à des «actes de génocide»
dans une résolution sur le Cambodge. La décision est importante :
pour l'historien Bernard Bruneteau, elle signifie clairement que le
concept de génocide
n'est pas limité à une approche raciale ou religieuse. Il peut
inclure comme au Cambodge ou pourquoi pas ? L'URSS une approche
sociale.
André Larané http://www.herodote.net
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