Ancien directeur du Musée Picasso et
écrivain de haut parage, Jean Clair est sans doute la personne la plus à
même de juger l’art contemporain, qu’il observe depuis bientôt un
demi-siècle. A son retour des Etats-Unis et aux débuts du Centre
Beaubourg, Jean Clair, comme tant d’autres, assiste avec enthousiasme
aux premiers happenings en se gavant de « concepts ». C.G.
Il est souvent le premier à écrire sur
Boltanski, Buren, Sarkis ; il rencontre avec déférence des artistes pour
les revues qu’il anime alors et donc les textes sont aujourd’hui
réédités. Puis, l’historien d’art prend peu à peu conscience que
l’avant-garde, défunte depuis la fin des années 30, se mue sous ses yeux
en « art contemporain », une arme au service du colonialisme culturel
des Etats-Unis. Comme le remarque avec finesse Colette Lambrichs, qui
préface ce précieux recueil, cet art d’importation, imposé par le
vainqueur de 1945, pénètre en Europe par la Belgique des sixties,
qu’elle définit justement comme « une porte dépourvue de serrure dans un
territoire au pouvoir politique inexistant ». L’art contemporain
constitue bien l’une des machines de guerre de l’hyperpuissance, dont la
cible est la suprématie politique et culturelle de la vieille Europe.
Les enfants de l’après-guerre seront les dindons de cette farce
machiavélienne, victimes consentantes d’une gigantesque lessive, « la
dernière humiliation de la défaite, la pire car celle de l’esprit ».
En un mot comme en cent, Jean Clair
décrit comment les oripeaux d’une avant-garde mythifiée servent le
capitalisme américain, lancé à la conquête d’une Europe divisée et
dévastée. Derrière l’imposture, une marque, « un art qui est à
l’oligarchie internationale et sans goût d’aujourd’hui, de New York à
Moscou et de Venise à Pékin, ce qu’avait été l’art pompier du XIXe ».
Jean Clair pousse plus loin son analyse
pour aborder aux racines de notre déclin. N’est-il pas le témoin direct,
et compétent, d’une métamorphose qui débute avec Marcel Duchamp ? La
quête du vrai, du juste et du beau cède la place à la subjectivité
profane, voire profanatrice ; la fidélité au patrimoine ancestral se
voit diabolisée et remplacée par le terrorisme de la nouveauté. Or, la
beauté, le bonheur, ne sont-ils pas, souvent, dans la répétition ?
Aujourd’hui encore, cette seule question suffit à projeter le naïf dans
la géhenne tant sont gigantesques les intérêts financiers et
métapolitiques en jeu.
Paradoxe suprême pour un directeur de
musées comme pour l’organisateur d’expositions célèbres, Jean Clair
prône la fin des musées, qu’il décrit comme des nécropoles où
s’entassent les parodies, des mouroirs pour œuvres vidées de tout sens -
quand elles en ont un. Servi par un magnifique sens de la formule,
surtout assassine, Jean Clair déconstruit à sa façon maintes mythologies
obsolètes en posant la question qui tue : plutôt que de braire sur tous
les tons qu’il faut « démocratiser la culture », une foutaise de la
plus belle eau, ne faut-il pas plutôt cultiver la démocratie ?
Jean Clair, Le Temps des avant-gardes. Chroniques d’art 1968-1978, La Différence, novembre 2012, 318 pages, 25€.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire