Car le fantastique me tourmente comme toi-même,
aussi j’aime le réalisme terrestre. Chez vous, tout
est défini, il y a des formules, de la géométrie ;
chez nous, ce n’est qu’équations indéterminées.
aussi j’aime le réalisme terrestre. Chez vous, tout
est défini, il y a des formules, de la géométrie ;
chez nous, ce n’est qu’équations indéterminées.
Le Diable (dans "les Frères Karamazov")
A mesure que le déchiffrage de l’Histoire progresse, la
guerre d’Espagne apparaît, par-delà son imagerie romantique, comme le
premier laboratoire orwellien de la modernité. A mesure aussi que
l’humanité toute nue et entière entre dans cette modernité, elle ne peut
qu’abandonner tout espoir, comme les victimes de l’enfer dantesque.
Elle se déconnecte ou elle rêve, et puis elle se soumet.
L’historien espagnol José Milicua a découvert que, pour torturer et
briser psychiquement des détenus politiques, l’avant-garde
révolutionnaire avait utilisé l’avant-garde artistique. L’art moderne,
éclaireur et compagnon de route des révolutions, se faisant ainsi le
complice de leurs dérives totalitaires. C’est un ouvrage introuvable, "Por que hice las checas de Barcelona",
de R.L. Chacón (Ed. Solidaridad nacional, Barcelone, 1939), qui est à
l’origine de cette révélation paradoxale, les tortionnaires furent les républicains anarchistes et marxistes et leurs victimes les fascistes franquistes.
Chacón a consigné la déposition d’un anarchiste français d’origine
austro-hongroise, Alphonse Laurencic, devant le Conseil de guerre.
Accusé de tortures par la justice espagnole, ce geôlier amateur
reconnaît en 1938 que, pour pousser à bout ses prisonniers franquistes,
il a, avec deux autres tortionnaires appelés Urduena et Garrigo, inventé
des checas, cellules de torture psychique. Il enfermait ses
victimes dans des cellules exiguës (ce n’est pas nouveau), aussi hautes
que longues (2 m) pour 1,50 m de large. Le sol est goudronné, ce qui,
l’été, suscite une chaleur épouvantable (l’idée sera abandonnée parce
que, du coup, ces cellules sont moins glaciales en hiver). Les
bats-flancs, trop courts, sont inclinés de 20°, ce qui interdit tout
sommeil prolongé.
Le prisonnier, comme l’esthète décadent d’"A rebours", de
J.K. Huysmans, est accablé de stimuli esthétiques : bruits, couleurs,
formes, lumières. Les murs sont couverts de damiers, cubes, cercles
concentriques, spirales, grillages évoquant les graphismes nerveux et
colorés de Kandinsky, les géométries floues de Klee, les prismes
complémentaires d’Itten et les mécaniques glacées de Moholy Nagy. Au
vasistas des cellules, une vitre dépolie dispense une lumière verdâtre.
Parfois, comme Alex, le héros d’Orange mécanique, ils sont
immobilisés dans un carcan et contraints de regarder en boucle des
images qui évoquent un des plus célèbres scandales de l’histoire du 7e Art : l’oeil découpé par une lame de rasoir du Chien andalou,
de Buñuel et Dali et dont l’historien du surréalisme, Ado Kyrou, écrit
que ce fut le premier film réalisé pour que, contre toutes les règles,
le spectateur moyen ne puisse pas en supporter la vision.
***
Si la loi de l’art classique fut de plaire et d’ordonner, celle de
l’art moderne sera donc de choquer et de désaxer, un peu il est vrai
comme aux temps baroques (voir les tyrans baroques du cinéma soviétique
pour enfants). Signe supplémentaire et presque superflu des temps
d’inversion. S’étonner que l’avant-garde esthétique serve d’aussi noirs
desseins et que l’art moderne "rebelle et libérateur" se fasse complice
de la répression serait oublier l’histoire d’un siècle d’horreur. « Ce siècle est un cauchemar dont je tente de m’éveiller »,
dit d’ailleurs Joyce au moment où se déclenchent en Europe les guerres
des totalitarismes. Il publie, comme un exorcisme, l’incompréhensible "Finnegan’s Wake" qu’il appelle lui même « la folle oeuvre d’un fou ». Paul Klee, un des peintres utilisés par Laurencic, plaide que « Plus le monde est horrible, plus l’artiste se réfugie lui-même dans l’abstraction ».
En musique, Schoenberg rompt avec un romantisme tardif pour se lancer
dans la provocation dodécaphonique, qui aujourd’hui encore reste
insupportable au public moderne. Et Ravel entendant une auditrice du
Boléro crier « Au fou ! » s’exclame : « Enfin une qui a compris ! »
Au cinéma, la distorsion folle des formes du Cabinet du docteur Caligari accompagne la contestation politique radicale de l’expressionnisme de l’entre-deux-guerres.
En architecture, l’art de Le Corbusier, prétendument fondé sur la dimension humaine (le modulor) révèle une obsession carcérale que la spontanéité populaire saisira d’instinct en baptisant son oeuvre « la maison du fada ».
En somme, toute l’esthétique née dans la première moitié du siècle est
un hurlement de dément devant les guerres qui dévastent l’Europe et les
totalitarismes qui l’enserrent. Ce pourquoi, aujourd’hui encore, elle
impose la mobilisation de brigades médiatiques de soutien esthétique
pour s’imposer, tant elle défie le goût du commun.
Aux yeux de l’artiste contemporain, l’homme n’est plus une âme à la
recherche de Dieu ni même une intelligence en quête de Raison. C’est une
monade, un fou qui s’ignore dans un monde fou qui l’ignore, et pour ce
fou l’art ne peut être que le miroir de son inquiétante étrangeté. Dès
lors, le malentendu est complet. Une critique naïve ou complice exalte
la "rébellion" des artistes quand ceux-ci, au contraire, sont avec les
bourreaux pour torturer les hommes et les priver de leurs libertés.
José Milicua fait observer que plusieurs dessins géométriques des checas préfigurent l’art cinétique de Vasarely. Or ce maître des géométries variables est la clé d’un film célèbre, L’Exorciste :
lorsque Regan, la jeune possédée (Linda Blair), se rend chez le
psychiatre pour subir des examens très techniques (on prétend la réparer
comme une machine, au lieu qu’il faudrait la sauver comme une âme en
peine), elle s’assied devant une toile de Vasarely, labyrinthe qui
reflète sa possession en même temps qu’elle la nourrit. Après sa crise
éclate.
Ce lien entre l’art et la démence qui est une possession, est
typiquement moderne. L’art, détourné de sa fonction de serviteur du
Beau, du Vrai, du Bon, devient une arme de la Folie contre la Raison
classique.
La torture de Laurencic préfigure Le Prisonnier, mythique
série télévisée psychédélique des années soixante où des caméras
omniprésentes sont là moins pour surveiller des détenus qui ne peuvent
pas s’évader que pour déchiffrer leurs réactions à cet univers privé de
raison. L’ambiance festive du village y agit comme un antidépresseur qui
facilite le travail des cerbères. Et le but de cette torture est
d’obtenir un aveu, des « renseignements ».
***
Puis on découvre que l’art moderne est mis au service du décor urbain
de la modernité, lui-même instrument de torture géant soumettant les
populations aux flux de circulation, au stress des news, à la consommation éternelle.
Ainsi, dans un décor moderne qui privilégie l’abstraction et l’espace
mécanique, l’homme se renferme sur lui-même et fabrique son propre
malheur. La "maison du fada" nourrit la dépression des cités, Brasilia
provoque des accès de brasilitis, psychopathie spécifique à la ville moderne, « lieu
situé dans un espace déshumanisé, abstrait et vide, un espace
impersonnel, indifférent aux catégories sociales et culturelles »,
écrit très bien Zygmunt Bauman. Un plan de ville devient un transistor
ou tableau abstrait (Vasarely, encore lui, voyait ses tableaux comme des
« prototypes extensibles des cités polychromes de l’avenir »).
Le dessin devient un dessein. Le plan directeur, un plan de dictateur
(le totalitariste Le Corbusier projetait de raser le centre historique
de Paris et dédiait « A l’Autorité ! » le plan de sa "Cité radieuse"). Le sujet isolé dans la cellule de sa banlieue est voué à « l’expérience du vide intérieur et à l’incapacité de faire des choix autonomes et responsables »
(Bauman). Dès lors, le bat-flanc du prisonnier de Laurencic, si
inconfortable soit-il, l’est cependant moins que l’espace extérieur,
surveillé et vitrifié. Pour ne pas parler du décor immonde de son
émission de TV préférée.
Dans un maître-ouvrage oublié, "Building Paranoïa", publié en
1977, le docteur Steven Flusty remarquait déjà que l’espace urbain est
en proie à une frénésie d’interdits : espaces réservés (filtrage
social), espaces glissants (labyrinthes détournant les gêneurs), espaces
piquants (où l’on ne peut s’asseoir), espaces angoissants (constamment
patrouillés ou espionnés par vidéo). C’est le décor fou de la fin des Blues Brothers.
Ce conditionnement paranoïaque est une application à l’échelle
urbanistique des intuitions de Laurencic. Le dressage s’y pratique "en
douceur", sans la brutalité qui risquerait de provoquer la révolte du
sujet. Ainsi, sur les quais du métro, les bancs de jadis font place à
des sellettes inclinées à 20° (le même angle que dans les cachots
anarchistes de Barcelone !) sur lesquelles on peut poser une fesse mais
en aucun cas s’attarder, ce qui dissuade le stationnement des clochards.
Laurencic a ainsi créé artisanalement l’arsenal de conditionnement et
de manipulation des systèmes postmodernes, qui sont au sens strict des
sociétés créées sur plan, avec des individus au comportement prévisible
et, comme notre prisonnier, de la checa ou de la télé, nourris d’amertume.
Chaque écroulement d’une figure du pouvoir
totalitaire révèle la communauté illusoire qui
l’approuvait unanimement, et qui n’était
qu’un agglomérat de solitudes sans illusions.
totalitaire révèle la communauté illusoire qui
l’approuvait unanimement, et qui n’était
qu’un agglomérat de solitudes sans illusions.
La Société du Spectacle
Nicolas Bonnal http://www.france-courtoise.info
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