Maurice
Bardèche est l’un des écrivains politiques majeurs – voire le premier
d’entre eux – que l’on peut rattacher au « nationalisme européen » des
quarante années qui ont suivi la dernière guerre mondiale. Comment
voyait-il l’Europe ? Quelle Europe espérait-il ? Le sujet est
universitaire, il est aussi politique. Maurice Bardèche ayant arrêté la
publication de sa revue Défense de l’Occident en 1982, tous ses
écrits ont été marqués par la division de l’Europe entre une partie
occupée par la Russie communiste et une autre partie sous protectorat
américain. L’intérêt de l’enquête de Feltin-Tracol sur la vision de
l’Europe par Bardèche est de montrer que, malgré ce contexte, Bardèche a
toujours refusé toute idée de guerre préventive contre la Russie, a
toujours expliqué qu’il était normal que la Russie ne supporte pas que
des armes soient braquées contre elle depuis la Pologne, et que le
communisme devait être éradiqué en luttant d’abord « contre le
capitalisme international ».
Bardèche
soutenait l’idée d’une Europe cuirassée et sanctuarisée, d’une
« Europe-citadelle ». Il voulait un neutralisme armé, et une
indépendance totale de l’Europe vis-à-vis des blocs. Si Bardèche n’était
pas un théoricien politique, il voyait néanmoins fort bien que
l’essentiel c’est, pour les nations d’Europe, d’avoir une politique
étrangère commune, une défense commune, et une mise en commun de leurs
moyens. « L’essentiel, c’est l’esprit et la volonté » expliquait-il dès
les années cinquante. C’est pourquoi il ne lui paraissait pas essentiel
de défendre telle ou telle forme institutionnelle précise. S’il évoquait
parfois une fédération européenne, il parait clair qu’il s’agissait
pour lui d’une fédération de nations – une sorte d’« alliance
perpétuelle », à l’image de la Suisse et telle que l’avait évoquée aussi
Pierre Drieu La Rochelle.
Maurice
Bardèche ne souhaitait aucunement la disparition des nations mais
voulait au contraire leur assurer la pérennité par la création d’un
cadre protecteur plus large, précisément cette Europe indépendante et
sanctuarisée qu’il appelait de ses vœux et de ses écrits.
S’il
y a un élément qui reste tout à fait pertinent dans la conception de
l’Europe de Maurice Bardèche c’est que cette Europe indépendante, il la
voit au service d’un projet de civilisation, lui-même différent du
matérialisme consumériste et du règne des trusts, côté
américain, et du matérialisme caporalisé et gris de la termitière
communiste, côté russe (la Russie d’alors). La convergence des deux
systèmes qui additionnent leurs défauts dans la Chine d’aujourd’hui, à
la fois dictature du Parti communiste et dictature du Capital, rend
encore plus actuel cette nécessaire démarcation.
Bardèche
définissait ses écrits d’abord comme « une protestation contre
l’invasion de l’économique dans notre vie ». Il refusait que notre
destin soit de « voir toujours plus grand, exporter toujours davantage,
baisser de quelques centimes le prix de revient final, pour “ battre ”
les autres, être “ mieux placé ” qu’eux, enfin “ vendre, vendre, vendre
”, vendre ou mourir, vendre ou être asphyxié » (on croirait lire Günther
Anders). Sa conception de l’Europe est, affirmait-il « le contraire
d’une conception mercantile qui ne veut réaliser l’union entre les
nations que pour “ américaniser ” l’Europe, rivaliser avec l’Amérique
sur son propre terrain, et la devancer en somme par le gigantisme et
l’éternelle compétition, c’est-à-dire en définitive sur une route au
bout de laquelle on n’aperçoit que des crises dues à cette concurrence à
mort, et, au-delà de ces crises ou dans ces crises mêmes, la
catastrophe et l’anarchie. Mais on oublie ou on feint de ne pas voir que
l’unité économique et politique de l’Europe peut se traduire par une
ambition beaucoup plus féconde que celle de participer, difficilement,
on nous en avertit, à une course insensée ».
À
l’économie de profit, Maurice Bardèche opposait une économie de
puissance et d’indépendance, dans un marché fermé européen (sans doute à
rapprocher de l’État commercial fermé de Fichte, le même qui
écrivait que l’homme « doit travailler sans angoisse, avec plaisir et
joie, et avoir du temps de reste pour élever son esprit et son regard au
ciel pour la contemplation duquel il est formé »).
Bardèche
insistait sur le fait qu’il ne s’agit pas d’être une puissance pour
imiter les États-Unis mais pour préserver autre chose, pour mettre la
société à l’abri du système de l’argent. Bardèche pensait que l’Europe
devait dire aux Américains : « Nous n’avons pas la même idée que vous de
l’économie mondiale, nous n’avons pas la même idée que vous du bonheur
de l’homme et de son avenir, nous n’avons pas la même idée du progrès,
ni la même idée de la justice et nous agissons conformément à notre
idée. » C’est l’Europe sanctuarisée, y compris du point de vue
économique, qui devait, selon Maurice Bardèche, nous protéger de
l’invasion et de la dépossession produites par le libéralisme mondial.
« La mission de l’Europe, disait-il, est de construire les digues qui
canaliseront la société de consommation. » Cette idée lui tenait
profondément à cœur. Selon lui, « la véritable mission de l’Europe […]
n’est pas seulement d’être une troisième force, c’est aussi, c’est
surtout, d’être une troisième civilisation. […] Or, toute civilisation a
besoin d’un berceau. […] Si la vieille Europe peut encore dégager une
idée neuve de l’avenir, elle ne peut faire autrement que d’affirmer
cette idée, la réaliser et la mettre en lumière sur son sol même et par
ses propres moyens. Qu’elle le veuille ou non, elle se pliera sur
elle-même pour être elle-même. Si elle s’y refuse, si elle renonce à
porter et à représenter une idée de l’homme qui lui soit propre, son
histoire et non plus seulement l’histoire de nos propres pays, est
terminée : elle [l’Europe] ne sera plus qu’une péninsule ou une tête de
pont » (Sparte et les sudistes, 1969).
Georges
Feltin-Tracol souligne aussi la position particulière qui fut celle de
Bardèche à propos de la question algérienne. Son sentiment était que
l’indépendance de l’Algérie était inéluctable et qu’il convenait
d’essayer non de pérenniser un statut de colonie mais de créer une forme
d’association entre deux nations indépendantes, la France et l’Algérie.
L’ouvrage
bienvenu de Georges Feltin-Tracol appelle quelques remarques : l’auteur
ne disposait pas de tous les textes de Maurice Bardèche, notamment de
la collection complète de Défense de l’Occident. Il resterait
par ailleurs à écrire une étude sur cette revue elle-même, durant ses
trente années d’existence (1952 – 1982). Enfin, une dizaine d’années
avant les interrogations de Maurice Bardèche sur l’improbable avenir de
l’Algérie française, des membres du Mouvement social européen,
qu’il avait cofondé avec Per Engdahl, avaient proposé une décolonisation
immédiate et totale et (tel l’Autrichien Wilhelm Landig) une
collaboration entre les peuples européens et les peuples de couleur. Des
propositions que Bardèche avait jugé démagogiques. Bien des points
restent donc à approfondir. C’est dire que cet ouvrage met en appétit.
Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com/
• Georges Feltin-Tracol, Bardèche et l’Europe. Son combat pour une Europe « nationale, libérée et indépendante », Les bouquins de Synthèse nationale, 112 p., 18 € (+ 3 € de port), à commander à Synthèse nationale, 116, rue de Charenton, 75012 Paris, chèque à l’ordre de Synthèse nationale.
• D’abord mis en ligne sur Métamag, le 31 mai 2013.
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