L’Arabie saoudite a été prise de court par cet accord sur le
nucléaire, comme elle l’a été en 2011 par le Printemps arabe. Cinq mois
seulement après l’élection de Hassan Rohani à Téhéran, il ouvre la voie à
la fin de plus de trente ans d’endiguement de l’Iran. Ce processus,
s’il est mené à son terme, est de nature à annihiler le résultat des
efforts déployés par la monarchie saoudienne depuis le renversement du
shah en 1979 pour acquérir une place régionale dominante. Cependant,
mesurer toute l’étendue actuelle de la frustration de l’Arabie saoudite
et de sa colère à l’égard du président Barack Obama nécessite un rapide
retour en arrière historique.
Après la révolution iranienne
En 1979, la révolution islamique iranienne avait brutalement mis fin à la stratégie des États-Unis pour la défense de leurs intérêts au Proche-Orient dans le contexte de la Guerre froide. Elle reposait sur deux piliers qui lui étaient tous deux alliés : l’Arabie saoudite et l’Iran impérial. Riyad restait toutefois dominé par Téhéran — le « gendarme du Golfe » — auquel les États-Unis fournissaient même des armements qu’ils n’exportaient nulle part ailleurs. La menace que s’est mise à représenter, pour les monarchies de la péninsule Arabique et la stabilité de la région du Golfe, l’Iran de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, le déclenchement de la guerre Iran-Irak en septembre 1980 et l’invasion soviétique de l’Afghanistan, ont poussé Riyad en 1981 à former, avec les monarchies de la péninsule, le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCG). Sa vocation non déclarée était avant tout de se protéger de l’Iran. Cette initiative avait les faveurs des États-Unis qui, de leur côté, créaient Central Command (Centcom)1 pour mieux assurer la sécurité de leurs intérêts régionaux, centrés sur l’Arabie saoudite. Ce dispositif prenait également en compte l’Égypte, seul allié stratégique du royaume face à l’Iran.
Le développement politique et militaire du CCG voulu par les Al-Saoud reste cependant freiné depuis trente ans par la réaction de leurs pairs à leur hégémonisme, et ce malgré les crises graves qui ont secoué la région. Les familles régnantes des autres monarchies du CCG n’ont eu de cesse, à l’exception de Bahreïn, de préserver le plus possible leur indépendance vis-à-vis de leur homologue saoudienne, autant par souverainisme — fruit d’un atavisme socioculturel tribal partagé, que par leurs perceptions divergentes de la menace iranienne. Avatars de ce comportement, elles ont privilégié chacune séparément des achats redondants d’armements et des accords bilatéraux avec les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, préférant, pour leur défense et leur sécurité, une dépendance totale à l’égard de l’Occident à une interdépendance renforcée centrée sur Riyad.
Aux difficultés persistantes de l’Arabie saoudite pour resserrer autour d’elle ses marches face à l’« hydre » — qualificatif employé par le roi Abdallah pour désigner la République islamique —, s’est ajoutée, à partir des années 2000 son exaspération croissante devant la politique américaine au Proche-Orient. En 2010, son résultat est l’accroissement sans précédent de l’influence régionale de l’Iran sans que ce dernier ait eu à tirer un seul coup de fusil — l’« arc chiite » continu de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas.
Le tournant de la politique américaine à partir de 2011
Dans ce contexte, le Printemps arabe a provoqué un double traumatisme à Riyad : l’apparition brutale d’une menace sociopolitique grave pour l’assise des monarchies, et le lâchage, en quelques jours, par les États-Unis de Hosni Moubarak qui leur était pourtant un allié très proche. Également accablante aux yeux de Riyad a été l’acceptation par l’administration Obama de l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir au Caire. Le pacte scellé en 1945 entre le président Franklin Roosevelt et Abdelaziz Ibn-Séoud, par lequel les États-Unis s’engageaient à protéger le royaume saoudien en échange de leur accès à son pétrole, changeait de visage : dès lors que leurs intérêts fondamentaux n’étaient pas menacés, les Américains ne protégeaient pas les régimes en place. Les fortes critiques émises peu de temps après par Washington devant la répression par la monarchie bahreïnienne, appuyée par la Garde nationale saoudienne, du soulèvement de la majorité chiite marginalisée du petit royaume insulaire, n’ont fait que confirmer cette perception.
Après la révolution iranienne
En 1979, la révolution islamique iranienne avait brutalement mis fin à la stratégie des États-Unis pour la défense de leurs intérêts au Proche-Orient dans le contexte de la Guerre froide. Elle reposait sur deux piliers qui lui étaient tous deux alliés : l’Arabie saoudite et l’Iran impérial. Riyad restait toutefois dominé par Téhéran — le « gendarme du Golfe » — auquel les États-Unis fournissaient même des armements qu’ils n’exportaient nulle part ailleurs. La menace que s’est mise à représenter, pour les monarchies de la péninsule Arabique et la stabilité de la région du Golfe, l’Iran de l’ayatollah Rouhollah Khomeini, le déclenchement de la guerre Iran-Irak en septembre 1980 et l’invasion soviétique de l’Afghanistan, ont poussé Riyad en 1981 à former, avec les monarchies de la péninsule, le Conseil de coopération des États arabes du Golfe (CCG). Sa vocation non déclarée était avant tout de se protéger de l’Iran. Cette initiative avait les faveurs des États-Unis qui, de leur côté, créaient Central Command (Centcom)1 pour mieux assurer la sécurité de leurs intérêts régionaux, centrés sur l’Arabie saoudite. Ce dispositif prenait également en compte l’Égypte, seul allié stratégique du royaume face à l’Iran.
Le développement politique et militaire du CCG voulu par les Al-Saoud reste cependant freiné depuis trente ans par la réaction de leurs pairs à leur hégémonisme, et ce malgré les crises graves qui ont secoué la région. Les familles régnantes des autres monarchies du CCG n’ont eu de cesse, à l’exception de Bahreïn, de préserver le plus possible leur indépendance vis-à-vis de leur homologue saoudienne, autant par souverainisme — fruit d’un atavisme socioculturel tribal partagé, que par leurs perceptions divergentes de la menace iranienne. Avatars de ce comportement, elles ont privilégié chacune séparément des achats redondants d’armements et des accords bilatéraux avec les États-Unis, le Royaume-Uni et la France, préférant, pour leur défense et leur sécurité, une dépendance totale à l’égard de l’Occident à une interdépendance renforcée centrée sur Riyad.
Aux difficultés persistantes de l’Arabie saoudite pour resserrer autour d’elle ses marches face à l’« hydre » — qualificatif employé par le roi Abdallah pour désigner la République islamique —, s’est ajoutée, à partir des années 2000 son exaspération croissante devant la politique américaine au Proche-Orient. En 2010, son résultat est l’accroissement sans précédent de l’influence régionale de l’Iran sans que ce dernier ait eu à tirer un seul coup de fusil — l’« arc chiite » continu de Téhéran à Beyrouth, en passant par Bagdad et Damas.
Le tournant de la politique américaine à partir de 2011
Dans ce contexte, le Printemps arabe a provoqué un double traumatisme à Riyad : l’apparition brutale d’une menace sociopolitique grave pour l’assise des monarchies, et le lâchage, en quelques jours, par les États-Unis de Hosni Moubarak qui leur était pourtant un allié très proche. Également accablante aux yeux de Riyad a été l’acceptation par l’administration Obama de l’arrivée des Frères musulmans au pouvoir au Caire. Le pacte scellé en 1945 entre le président Franklin Roosevelt et Abdelaziz Ibn-Séoud, par lequel les États-Unis s’engageaient à protéger le royaume saoudien en échange de leur accès à son pétrole, changeait de visage : dès lors que leurs intérêts fondamentaux n’étaient pas menacés, les Américains ne protégeaient pas les régimes en place. Les fortes critiques émises peu de temps après par Washington devant la répression par la monarchie bahreïnienne, appuyée par la Garde nationale saoudienne, du soulèvement de la majorité chiite marginalisée du petit royaume insulaire, n’ont fait que confirmer cette perception.
Survient la crise syrienne. Pour le roi Abdallah d’Arabie Saoudite, c’est une opportunité pour casser l’« arc chiite ». Alors qu’en Égypte il a soutenu une contre-révolution pour chasser les Frères musulmans et récupérer son arrière-cour stratégique, en Syrie il s’est rangé du côté de la rébellion contre le régime. Riyad s’est d’abord attaché à mettre un coup d’arrêt à l’activité vibrionne de l’émir du Qatar qui, allié avec le Parti pour la justice et le développement (AKP, Adalet ve Kalkınma Partisi) turc, favorisait partout les Frères musulmans pour contrer l’hégémonisme saoudien. L’Arabie saoudite a ensuite espéré que l’attaque chimique du 21 août 2013 dans un quartier de Damas allait enfin provoquer une plus forte implication de Washington en Syrie. Mais le président Obama, qui entamait des pourparlers indirects avec Hassan Rohani via le sultan d’Oman, n’a pas franchi le pas malgré les exhortations saoudiennes.
Entre une très forte opposition, à l’intérieur des États-Unis, à tout nouvel engagement militaire au Proche-Orient, doublée de sa réticence personnelle, et la certitude, s’il bombardait la Syrie, de mettre à mal le dialogue amorcé discrètement avec Téhéran, tout poussait Barack Obama à ne pas lancer d’intervention militaire malgré sa « ligne rouge », au grand dam de Riyad. Son acceptation immédiate de la proposition russe pour démanteler les armements chimiques syriens finit de convaincre Riyad que Washington n’interviendrait jamais militairement. Se sentant lâchée en Syrie par les États-Unis qui visiblement allaient privilégier un service minimum au profit de l’Armée syrienne libre (ASL) tout en recherchant avec Moscou – et Téhéran – une solution politique à la crise, l’Arabie Saoudite décide alors de faire cavalier seul, pour tenter de parvenir à ses fins – éliminer le régime de Bachar Al-Assad — tout en maintenant une coordination de surface avec les Occidentaux et l’ASL.
Sortir de l’isolement ?
C’est dans ce contexte de frustrations saoudiennes cumulées qu’est intervenu l’accord intérimaire sur le nucléaire iranien. Il est ressenti par la monarchie saoudienne comme un ultime coup de poignard dans le dos. Ce coup est rendu encore plus douloureux par l’accueil conciliateur qui lui est fait par les autres capitales du CCG. Toutes — toujours à l’exception de Bahreïn — voient plutôt l’intérêt de la perspective future d’une intensification des échanges avec l’Iran, que ce soit en termes de stabilisation du Golfe, d’abaissement de l’hégémonisme de leur grand frère saoudien, ou en termes économiques. Mais les épreuves de l’Arabie saoudite ne sont pas terminées : lors de la rencontre annuelle des ministres et responsables de la sécurité des pays du Golfe à Bahreïn (appelée « Manama Dialogue ») début décembre, quelques jours avant le sommet annuel du CCG, le ministre omanais des affaires étrangères a déclaré publiquement que le sultanat rejetait catégoriquement le projet de la monarchie saoudienne de transformer le CCG en Union des États arabes du Golfe, et qu’il s’en retirerait s’il était décidé. Jamais déclaration aussi hostile à l’Arabie saoudite n’avait été publiquement prononcée par un membre du CCG. Pour sauver la face lors du sommet de l’organisation, un consensus minimum a pu être trouvé pour créer un commandement militaire conjoint dans le cadre du CCG. Mais l’histoire du Conseil montre que les déclarations ostentatoires dans le domaine souverain de la défense ne sont que peu ou mal suivies d’effets.
En cette fin d’année 2013, l’Arabie saoudite se retrouve isolée parmi ses pairs et en divergence profonde avec les États-Unis. Dans le même temps, la monarchie ne peut se passer des Américains pour la défense du royaume et pour l’entretien de son matériel militaire. Les États-Unis le savent, qui de leur côté ont besoin de l’alliance avec Riyad pour maîtriser la région selon leurs intérêts. Cependant, l’Arabie saoudite s’est affichée très fort et très loin dans ses objectifs propres, pour lesquels elle mobilise le plus possible le bras de levier de ses ressources financières et de ses alliances tribales, notamment en Syrie. Le Printemps arabe et ses conséquences régionales ont provoqué chez elle improvisation et précipitation qui l’ont placée en avant-scène, contrairement à son habitude d’agir sans bruit dans le temps. Sauf à perdre la face aux yeux de tous, il lui faut à présent une porte de sortie. Il est à craindre qu’elle ne perturbe toute stabilisation du Proche-Orient qui ne lui offrirait pas cette opportunité.
L’un des dix commandements régionaux américains dépendant du secrétariat à la défense et qui couvre aujourd’hui le Proche-Orient et l’Asie centrale.
Marc Cher-Leparrain
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