lundi 20 février 2017

Le suicide des agriculteurs est un avertissement

En février dernier, un rapport de l’«Obser­va­toire du suicide» nous apprenait qu’en France, c’est chez les agriculteurs que le taux de suicide est le plus élevé.
Ces derniers mois, deux cas ont touché le Canton. La presse en a beaucoup parlé, évoquant notamment le poids écrasant de la gestion d’un domaine, la modestie des revenus, les investissements considérables que demande la moindre modernisation, les chicanes et paperasseries administratives quotidiennes, l’indifférence des politiciens de droite et de gauche, la difficulté, enfin, de trouver une femme qui accepte de partager ces charges. Ajoutons encore ce fait que le paysan n’est plus reconnu dans sa vocation première, qui est de nourrir la population. On comprend que cela engendre chez certains le sentiment de ne pas avoir leur place dans la société moderne. Les plus chargés ou les plus fragiles en tirent une conclusion désespérée.
Aux yeux d’un financier néo-libéral, la production agricole suisse est un non-sens. Les domaines sont trop petits pour être rentables et – si l’on examine la situation tout aussi précaire des paysans français ou américains – le resteraient même fusionnés par trois ou quatre. La géographie suisse est accidentée voire escarpée. La météo est incertaine. Malgré des revenus agricoles minimaux, les prix sont prohibitifs en comparaison de ceux du tiers-monde. Du pur point de vue du marché, l’agriculture suisse comme source d’approvisionnement alimentaire principale n’a pas d’avenir. Elle ne devrait même pas avoir de passé.
Le marché agricole international est le plus faussé qui soit. D’un côté, le gouvernement, tenu par ses engagements internationaux, prive ses paysans de la protection des frontières au nom du marché libre. Mais en même temps, un reste d’instinct de conservation lui rappelle qu’une défense nationale n’a pas de sens sans autonomie alimentaire. Dès lors, et contrairement aux lois les plus élémentaires du marché, notre gouvernement, comme tous les gouvernements du monde, soutient artificiellement son agriculture par des paiements directs.

Cette pratique schizophrénique se fait largement sur le dos de la paysannerie, que l’on condamne à une agonie interminable, prolongée par des soutiens humiliants, qui ne seraient pas nécessaires si les Suisses payaient leurs aliments à un juste prix.
En ce qui concerne l’internationalisation des échanges, les socialistes sont au fond d’accord avec les néo-libéraux, même si leurs motifs sont moraux plutôt qu’économiques: il faut s’ouvrir, être solidaire, ne pas se replier sur soi-même. La seule prétention à l’autonomie alimentaire, qui se réfère implicitement à une guerre future, révèle un égoïsme et un pessimisme inconciliables avec les idéaux de la gauche.
Il y a aussi comme une incompatibilité fondamentale entre la gauche, toutes tendances confondues, et la paysannerie. Le paysan est un propriétaire et un patron. Il est dynastique, s’inscrivant dans la continuité d’une lignée. Il «gouverne» son domaine. En un mot, il est, fondamentalement, conservateur. Même son ouverture aux nouveautés techniques n’a d’autre but que de pérenniser son exploitation.
Chacun de ces motifs suffit à le rendre suspect aux yeux de la gauche, qui étend et détaille continuellement les lois sur l’aménagement du territoire et la protection de la nature, entre mille autres. Cela touche beaucoup de monde, certes, mais tout particulièrement le paysan.
Philosophiquement, le paysan a le grand tort d’incarner quotidiennement la soumission de l’homme aux volontés du ciel et de la terre, malgré la mécanique, la chimie, la biologie, les organismes génétiquement modifiés et l’informatique. Il a l’audace de rappeler les limites de la volonté humaine à une société qui, de la droite à la gauche, vit dans l’obsession de la maîtrise totale. Et cette évidence-là, on ne l’accepte plus.
La tendance étatiste s’est encore décuplée sous la pression des écologistes. Ceux-ci s’inquiètent pour l’avenir de la planète, alarmés par le réchauffement des mers et les dérèglements climatiques, l’explosion démographique, les risques du nucléaire militaire et civil, la disparition continue de toutes sortes d’espèces animales. Ils veulent à tout prix bloquer l’évolution technicienne du monde et s’arc-boutent sur les freins. Sur le plan politique, la contrainte des lois leur semble seule à même de répondre à l’ampleur des problèmes et à l’urgence dramatique de la situation. Aussi ne se soucient-ils guère des dommages collatéraux causés à la liberté individuelle et à la propriété, fût-elle familiale et non spéculative.
Ils rejoignent les socialistes dans la confiance aveugle que ceux-ci vouent aux lois et à l’administration. Ils refusent de voir que l’idée la plus excellente – sans parler des mauvaises – change complètement de nature quand on la transforme en articles constitutionnels, lois, ordonnances et règlements d’application. L’idée vivante se dégrade en une procédure morte qui se décompose dans les canaux de la bureaucratie, détachée de sa finalité, fonctionnant pour elle-même, échappant au contrôle des politiques, incapable de se réformer jamais.
L’idée, sans doute jamais formulée, mais sous-jacente à cette évolution, est que le paysan doit cesser de vouloir nous nourrir, puisqu’on trouvera toujours de la nourriture moins chère ailleurs dans le monde! Qu’il se contente d’entretenir le paysage! Un statut analogue à celui d’employé des parcs et jardins lui conviendrait très bien.
Le suicide des agriculteurs est un avertissement. Il préfigure celui d’une modernité qui vit et croît dans un monde hors-sol et rejette ceux qui ne veulent pas l’y rejoindre.

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