Jamais avant l'oeuvre du grand écrivain norvégien Knut Hamsun, Prix Nobel 1920, le Nord n'avait été décrit avec tant d'ampleur bruissante et mystérieuse, celle des fjords, des amours enfiévrées et de la fidélité aux forêts. Une œuvre immense, dont la trajectoire et l'orientation intime inspirèrent de nombreuses littératures. Knut Hamsun est plus que jamais à lire, car ses livres nous parlent de l'identité européenne nordique avec simplicité et avec sincérité. Le « Qui suis-je ?» qui lui est consacré approche et interprète cette destinée unique et cette œuvre incomparable. À découvrir !
Si l'on excepte les articles que lui consacra le spécialiste des lettres nordiques Régis Boyer et le dossier spécial de la revue Nouvelle École en 2006, Knut Hamsun demeure l'un des plus remarquables oubliés de la critique littéraire française. Cette occultation - si longue qu'elle pourrait passer pour du mépris pur et simple - avait déjà été déplorée en 1894 par André Gide, qui n'hésitait cependant pas à faire figurer La faim parmi les meilleurs romans européens de son temps.
C'est donc une immense lacune que vient combler l'essai de Michel d'Urance, publié chez Pardès dans la collection « Qui suis-je ? ». Composite et achronologique, l'ouvrage se veut une approche diffractée, où se mêlent savamment le portrait et la glose. Un biais d'écriture qui déplaira à certains, dont le souci aurait été de disposer d'une référence linéaire, balisée, mais qui ravira en revanche les partisans d'une lecture dynamique et errante plutôt que statique, passionnée plutôt que scolaire.
La courbe incandescente du presque centenaire Knut Hamsun (1859-1952) enjambe deux siècles. Elle prend sa source dans une ferme isolée du Grubransdal. Une naissance qui fondera la proximité permanente de l'auteur avec la nature, son penchant à la rêverie au grand air et son amour des beautés simples de la vie. L'enfance du petit Knut sera solitaire, mais très tôt marquée par le salutaire voisinage des livres. À cet égard, c'est la figure de son oncle maternel, Hans Olsen, qui jouera un rôle capital dans l'ancrage de ce caractère certes introverti, mais ouvert sur le monde de la littérature et de l'art.
Vient le temps des apprentissages. Le jeune homme sera successivement commis de boutique, colporteur, docker, auxiliaire de police et maître d'école intérimaire. En 1877 il publie son premier texte, d'inspiration romantique, L'homme secret. Une histoire d'amour du Nordland. Ce premier jalon, qui passera inaperçu, marque le début d'une vocation que Hamsun mènera de front, jusqu'à ses derniers jours.
La «faim» d'exister comme recherche de soi
« C'était au temps où j'errais, la faim au ventre, dans Christiana, cette ville singulière que nul ne quitte avant qu'elle lui ait imprimé sa marque. ». Qui n'a gardé en mémoire l'incipit de sa première pièce maîtresse, La faim, que Hamsun commence à rédiger en 1888, retour d'Amérique, et qui paraît en 1890 ? Texte d'une rare densité où le narrateur, jeune plumitif en quête d'un journal où caser ses articles, se voit confronté à la perdition dans le dédale de la ville, de la misère et de l'inanition, La faim est l'un des premiers romans de facture moderne dénonçant les ravages mêmes de la modernité. Il marque l'irruption, dans le paysage des lettres européennes, d'une figure qui forcera le respect, quand ce n'est l'admiration, de Thomas Mann, Stefan Zweig, Jacob Wassermann ou encore Octave Mirbeau. Ce dernier livrera, dans la préface de l'édition française de 1895, un sublime instantané de son jeune contemporain : « J'ai là, sous les yeux, la photographie de Knut Hamsun. C'est un homme de forte carrure, de membres vigoureux et souples. Sous les cheveux rudes, impeignés, son front est modelé en coups de pouces énergiques et nets. Son regard est étrange. Dans l'enfoncement de l'orbite, il a des lueurs profondes et sourdes. On sent qu'il a dû connaître bien des spectacles exceptionnels : il a quelque chose de lointain, de voyageur, de nostalgique, comme le regard des marins. La moustache se retrousse, courte et mangée au bord, sur une lèvre pleine de bonté. Physionomie d'expression double, énergique et tendre, ardente et contenue, pénétrante et voilée, fière et triste et, marquée çà et là aux joues creuses, aux narines pincées et reniflantes, des signes de la souffrance, elle impressionne et retient longtemps l'esprit. »
Johan Nagel, le jeune rebelle de « Mystères »
Sans le savoir, l'auteur du Journal d'une femme de chambre brossait déjà à grands traits les personnages qui allaient habiter, ou simplement hanter, les futurs romans de Hamsun. Outre sur la pierre angulaire de La faim, Michel d'Urance s'attarde en particulier sur Mystères et Pan, à travers lesquels il dégage les figures du «héros archétypal» de l'œuvre : des chemineaux, des vagabonds de l'esprit doublés de fiers tempéraments d'aristocrates, racés, tenants de la famille de l'Anarque cher à Jünger ou du «loup des steppes» de Hermann Hesse. Le personnage hamsunien, en éternel passant, est amené à traverser la faune bigarrée d'une véritable comédie humaine transposée aux septentrions, avec ses marchands, ses opportunistes, ses bourgeois conformistes, ses femmes prises ou à prendre.
Le Johan Nagel de Mystères est sans doute l'incarnation suprême de cet idéal-type. Du haut de ses 29 ans, il débarque dans une petite ville non identifiée de la côte norvégienne où un jeune homme, qui était en passe de devenir pasteur et de se marier, vient de se suicider. Toute la noblesse d'âme de Nagel apparaît de façon aussi scandaleuse que jouissive lorsqu'il prend la défense d'un infirme, qu'un commissaire se plaît à humilier en public. Qu'on ne s'y trompe pas toutefois son geste généreux n'a rien à voir avec une quelconque passion pour l'égalitarisme; Nagel considère seulement qu'un ver peut s'élever plus haut que le «génie» et déclare préférer aux hommes illustres « les petits génies inconnus, les adolescents qui meurent à l'âge scolaire parce que leur esprit les étouffe, les petits vers luisants de la Saint-Jean qu'il faut avoir vus en vie pour croire qu'ils existent. »
À suivre
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