Dans un passage particulièrement pénétrant de son analyse, Michel d'Urance décrypte la démarche de cet étranger vêtu de jaune, qui va progressivement semer la panique sociale dans une bourgade jusque-là trop tranquille, simplement parce qu'il veut en «cerner le conditionnement» : « Évoquer ce conditionnement, c'est moins questionner l'urbanité sur son potentiel totalitaire que tenter l'appréhension des caractères spécifiques d'une ville singulière, voir quelle est la mise en condition du déploiement de l'homme dans l'urbain, les maillons qui peuvent s'assembler, et les ressources secrètes des souterrains. […] Dans la ville, Nagel représente le révolté, jamais mené par les autres mais doutant parfois du bien-fondé de sa quête solitaire. Nagel sait la difficulté d'être vraiment compris et l'impossibilité de communiquer sa vie intérieure, mais tente constamment d'exprimer son ressenti intime. Il agit comme s'il était enfermé dans une catacombe où existeraient seulement les résonances disharmoniques de ses propres contraintes et requêtes, sûr et dogmatique dans l'attente d'être un jour compris. »
Michel d'Urance a parfaitement saisi l'essence de l'écriture et de la création hamsuniennes, qu'il a longuement fréquentées jusqu'en leurs recoins les moins accessibles. Dans son chapitre intitulé « La construction du héros entre vagabondage et société », il remet ainsi à l'honneur un roman souvent dédaigné par la critique, à savoir le dernier chapitre. Ce texte constitue un magnifique exemple de littérature de sanatorium et a paru en 1923, soit un an avant La montagne magique, que l'on retient comme parangon en la matière. Le créateur de Hans Castorp rendra d'ailleurs à son aîné un vibrant hommage, allant jusqu'à le qualifier de «maître». D'Urance revient sur le microcosme peuplant le sanatorium de Toharus, envisagé comme une population métonymique de la décadence européenne. Narcissisme, hypocondrie, égoïsme, duplicité, névrose : tous les maux de la civilisation contemporaine se côtoient allègrement dans ce vivier humain, pour se cristalliser en un seul et même mal. Une telle création offrira à Hamsun l'opportunité de se livrer à une réflexion fondamentale sur la finitude humaine et le sens de la vie, ce qui avait déjà compté, l'on s'en doute, parmi les préoccupations axiales de nombres de ses récits antérieurs.
Un « étranger parallèle » à l'Allemagne
À cet égard, une superbe métaphore du travail de l'écrivain est développée dans Le jeu de la vie (1896), à travers la figure de Kareno, le protagoniste principal dont l'ambition ultime est de se réfugier au sommet d'une tour, dans une pièce circulaire et vitrée d'où il pourrait observer le grouillement du monde : « Je veux en savoir davantage, je veux tout agrandir, examiner tous les contrastes, sous tous les angles possibles. Verre et lumière. J'y mets tant d'espoir. Peut-être même arriverai-je, à travers une illusion d'optique, à annihiler ma présence physique. Ça doit être faisable. Je veux utiliser la lumière pour enflammer mon cerveau et peut-être le transporter dans certains états de clarté pure. Comme je voudrais être sûr d'aller au fin fond des choses. »
Rien d'étonnant donc à ce que le Prix Nobel ait été décerné en 1920 à cet esprit total et totalisant. Le cercle est pourtant loin d'être refermé, et une dernière épreuve de taille attend le vieil homme : celle de la disgrâce.
D'Urance revient en effet sur les prises de position publiques en faveur de Hitler qui contribuèrent à entacher la postérité de Hamsun. On pourrait déplorer que le traitement de ce point se fasse dès le deuxième chapitre de l'ouvrage, soit au moment où nous quittons à peine l'évocation de l'enfance. La transition est un peu rude, d'autant qu'elle représente un saut temporel de près de huit décennies. Les détracteurs obtus de l'écrivain auront hélas tôt fait de voir dans cette flagrante ellipse une volonté de dédouanement trop hâtive pour être honnête. Si insistantes puissent-elles paraître dans leurs tentatives de justification, ces pages permettent du moins de comprendre à quel point l'idéologie de Hamsun repose beaucoup plus sur un rejet de la culture américaine (où règne selon lui un délétère « despotisme de la liberté» et une anglophobie viscérale plutôt que sur une attitude d'antisémitisme aveugle et de suprématisme blanc. D'Urance termine sur ces mots, qui auraient peut-être suffi : « Toute son existence engagée fut le prolongement de la "percée de l'être" qui le fit homme de destin. La vie de sa jeunesse, esthétisée, nordique, panthéiste, l'a conduit vers le camp de l'Allemagne de cette époque; toujours en "étranger parallèle" au nazisme ».
Un «étranger parallèle» : ne pourrait-on voir se dessiner derrière cette élégante formule la position éthique que Hamsun revendiqua sa vie durant, lui qui se tint toujours aux marges de l'art, aux lisières de la vie moderne ? À croire d'ailleurs que tous les nomades déclassés qui parcourent les chemins sinueux de sa prose n'ont été inventés que pour renvoyer, par un subtil effet de miroir, à une magnification de l'enracinement aristocratique. On pourrait ainsi conclure à la suite de Tarmo Kunnas : « Hamsun oppose les idées modernes de l'égalité et de la tolérance au sentiment tragique de la vie. Contre ces idées, il objecte aussi la protection de la terre et cherche […] à renouer avec les forces mythiques, et à montrer les joies et les peurs qui animent des existences simples et vraies. Avec légèreté et profondeur, les romans de Hamsun composent un tableau vivant et sincère de la Norvège de son temps, mais aussi de l'Europe et de tout un mode d'existence particulier. »
Michel d'Urance a posé, avec courage et passion, les bases d'une critique hamsunienne enfin digne de ce nom dans le domaine francophone. Son désir de faire partager son enthousiasme et sa riche expérience de lecture est manifeste. Chacun des romans qu'il s'attache à décrypter reprend pleinement des allures de chant à la gloire de la force de l'Homme. Et s'il est une valeur à aller chercher dans les milliers de pages que nous a léguées l'Aigle solitaire, c'est bien celle-là.
Frédéric GUCHEMAND éléments N°128 printemps 2008
□Michel d'Urance, Hamsun, Pardès, Grez-sur-Loing 2008,128 p., 12 €. À lire également : le dossier «Hamsun» du numéro 56 de Nouvelle École, paru en 2006, avec des contributions de Tarmo Kunnas, Michel d'Urance, Alain de Benoist, et une nouvelle inédite, traduite par Régis Boyer.
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