Claude Lévi-Strauss est mort le 30 octobre dernier, à moins d'un mois de son 101e anniversaire. Mais l'hommage qui lui a été rendu était trop unanime pour être honnête... Raison de plus pour revenir sur l'œuvre fondatrice du grand anthropologue. En voici quelques principaux aperçus.
Qui était donc Claude Lévi-Strauss ? Assurément l'anthropologue traduit dans le plus grand nombre de langues au XXe siècle et l'introducteur du structuralisme comme méthode pour les sciences sociales. Élu en 1959 au Collège de France, Claude Lévi-Strauss y inaugure une chaire d'anthropologie sociale. Avançant en âge, il devient l'écrivain classique désormais publié dans la Pléiade (2008), le premier de sa spécialité à avoir occupé un fauteuil à l'Académie française (1973). Et c'est pourquoi, à l'heure où l'on célébrait sa disparition, les commentateurs penchaient volontiers du côté de la dimension littéraire de son œuvre(1) moins sujette aux modes que peut l'être un projet scientifique et intellectuel. Un savant, donc, qui sait manier le verbe avec brio, dont le goût pour l'art est sûr, aimant la botanique (ce dont témoigne l'appendice final La pensée sauvage consacré à la fleur Viola tricolor), mais aussi, et malgré lui, un philosophe et un humaniste qui, étudiant sur le terrain, les mœurs des civilisations « primitives », a pénétré ce qui détermine notre humanité commune. Tous différents, et cependant tous semblables ?
Mais Claude Lévi-Strauss, c'était aussi un esthète raffiné, qui fut proche des surréalistes, initié à Freud par un ami de Marie Bonaparte. S'il nous faut reconnaître son importance, c'est en raison de la part déterminante qu'il a prise dans le mouvement d'expansion d'une discipline jusque-là confinée à quelques savants. Dès les années 1950, chacun de ses livres est accueilli avec faveur. Son premier succès fut Tristes tropiques (1955), qui aurait mérité d'avoir le prix Goncourt tant la qualité de l'écriture fait oublier que ce n'est pas un ouvrage de fiction. Ce livre peut être rangé parmi les récits de voyages, mais il est plus que cela; il est aussi une confession, l'histoire d'une vocation qui conduit un philosophe à devenir ethnologue. Il y a, dans le constat mélancolique de Tristes tropiques, un amour et une fascination sans lesquels il n'est pas d'entreprise ethnologique possible. Personne ne peut rester insensible à ces études sur les peuplades indiennes du Brésil, sur les systèmes de parenté, les habitudes alimentaires et les cérémonies de mariage qui prouvent l'existence d'une matrice fondamentale commune à toutes les sociétés humaines. La pensée de Lévi-Strauss est plus qu'un système, c'est un paradigme multidimensionnel où se mêlent théorie des échanges, théorie du savoir, vues sur l'histoire humaine et son sens, vues sur la civilisation, la nature, la religion, l'art, la diversité culturelle, la musique, la science, les mathématiques…
Son détachement de l’ethnocentrisme occidental commence en 1934 avec l'observation de groupes amérindiens au Mato Grosso et en Amazonie. Ce que l'anthropologue découvre, c'est que ces aborigènes obéissent à des structures sociales inconscientes, particulièrement celles qui régissent la parenté. En 1949, il fait paraître sa thèse d'État, Les structures élémentaires de la parenté, où il s'appuie sur les travaux du mathématicien André Weil pour analyser l'organisation des alliances familiales au moyen de la théorie des ensembles. « Peut-être découvrirons-nous un jour que la logique est à l'œuvre dans la pensée mythique et dans la pensée scientifique »(2). En 1962, dans La pensée sauvage, Claude Lévi-Strauss l'affirme : oui, la même logique est à l'œuvre dans toute pensée, qu'elle soit mythique ou moderne.
L’histoire n’a pas de sens
Dans « Réflexions sur la liberté », article paru en novembre 1976 dans La Nouvelle Revue des deux mondes, il revendique un renouvellement du principe des droits de l'homme : à la définition de l'homme comme être moral, il substitue celle de son être le plus évident, à savoir un être vivant parmi d'autres. Ce qui implique que ses droits s'arrêtent au respect des droits des autres espèces. L'homme perd sa supériorité ontologique pour devenir l'égal de tout ce qui vit. Il ne règne pas sur la nature, il y appartient comme toute autre espèce. C'est peut-être pour cela que l'on a pu dire du structuralisme qu'il était un antihumanisme. En 1961, dans sa Critique de la raison dialectique, Jean-Paul Sartre, en parlant des primitifs, les traite d'« humanité rabougrie et difforme ». Claude Lévi-Strauss lui répond vertement qu'ils appartiennent comme toutes les cultures au genre humain.
Mais la vraie question est ailleurs, l'histoire a-t-elle un sens ? Pour Jean-Paul Sartre, oui, pour Lévi-Strauss, le propre de la pensée sauvage, c'est d'être intemporelle. L'histoire n'a pas de sens. De l'humanisme sartrien, voilà ce que dit Lévi-Strauss. « L'existentialisme est une entreprise où l'homme s'enferme en tête à tête avec lui-même et tombe en extase devant soi »(3). On peut dire alors de sa pensée qu'elle est moniste, récusant l'idée d'un esprit conçu comme une intelligence séparée de son environnement. Loin de renvoyer les « sauvages » dans une identité à part, il les intègre dans des rapports d'analogie et de causalité qui les rapprochent de nos catégories de pensée. La différence qui existe, c'est que la pensée scientifique s'intéresse aux qualités du monde dites premières parce qu'elles peuvent être mathématisées (masse, volume, vitesse, etc.), alors que la pensée sauvage s'élabore sur des qualités secondes qui sont les expressions subjectives des choses : saveurs, couleur, sons.
Mais à partir de ce constat, il faut nuancer la distance supposée entre Occident et pensée primitive. Au structuralisme, s'adjoint une autre méthode pour appréhender les sociétés primitives, le relativisme. Il sert à comprendre les particularités de chaque collectivité observée. Le relativisme comme méthode a pour effet de distancier le regard du chercheur par rapport à ses préjugés. L'effet de décentrement que cela induit nous conduit à penser que l'Occident n'est pas le seul propriétaire de ce qu'il faut penser, mais il est simplement une manière parmi d'autres d'appréhender le monde.
Lorsque Claude Lévi-Strauss se retrouve sur le terrain, il envisage l'existence d'un rapport à la nature autre que celui soutenu par Descartes, qui fait d'elle un objet et non un partenaire. « Ultimement, son inclinaison anti-cartésienne l'a conduit à s'interroger sur les limites d'un certain universalisme. Il n'a eu de cesse de se demander si l'universalisme n'était pas également compromis dans le saccage du monde »(4). Pour Lévi-Strauss, c'est au nom d'une philosophie de l'histoire (le marxisme) et de l'action prométhéenne liée à la science que les ethnocides ont été perpétrés. Il y a là des points de convergence avec Heidegger qui, lui, parle de dévastation de la Terre par la métaphysique. Tout comme Heidegger, en effet, Lévi-Strauss récuse le dualisme sur lequel se fonde le subjectivisme, qui pose le sujet comme maître de ce qui existe. Or, pour Lévi-Strauss, cette séparation radicale de l'homme et de la nature est mutilante et destructrice. « Résister au hors-sol planétaire et à sa domestication silencieuse de l'Être, c'est le programme que recouvre la référence de Claude Lévi-Strauss au mythe d'Antée, ce dieu de la mythologie qui, chaque fois qu'il était blessé, touchait terre et renaissait »(5). Lévi-Strauss en appelle donc en un réenracinement, loin du rationalisme auquel on l'a parfois réduit. Son «frère ennemi»(6) Roger Caillois en était d'ailleurs fort conscient qui, en 1954, dans un article de la Nouvelle Revue française, s'en était pris aux thèses qu'il avait soutenues dans Race et histoire (1952). Il lui reprochait de mettre en cause l'idée de progrès.
Le judo-christianisme déconstruit
Le relativisme n'est pas tant une doctrine nihiliste qu'une façon d'en finir avec un ethno-centrisme qui stérilise la recherche. Pourtant, la critique qu'on lui a faite demeure vivace, ce d'autant plus que Lévi-Strauss ne cache pas que « la démocratie ne saurait occuper le statut d'un absolu transhistorique »(7) parce que le sujet que l'humanisme défend est devenu une coquille vide du fait de sa suffisance. Ceci est lié sans doute aussi au fait que Lévi-Strauss en revient toujours au naturalisme, pour lequel il s'agit de réintégrer la culture dans la nature et la vie dans l'ensemble de ses conditions physico-chimiques. Dès lors, l'homme maître et possesseur de la nature se voit expulsé de l'emprise qu'il exerce sur son environnement immédiat et se trouve réintroduit dans le vaste champ du vivant, Tristes tropiques nous faisant « éprouver l'insertion charnelle de l'homme dans la nature »(8).
Le sujet dont on se gargarise tant renvoie en réalité à un heu sans substance où chaque étape antérieure de son déroulement est une structure qui, elle-même, se fonde et se détermine à partir d'une autre structure. Que nous dit Claude Lévi-Strauss ? Que « le monde a commencé sans l'homme et s'achèvera sans lui ». Si son œuvre dérange, c'est parce qu'elle permet de déconstruire la conviction judéo-chrétienne selon laquelle l'homme et lui seul a été créé à l'image de Dieu, à l'exclusion de ceux qui sont jugés hors de l'histoire (les sociétés primitives) ou hors de l'humain. Or, « Lévi-Strauss voit l'animal comme un être vivant et sensible, ce qui est un considérable pas en avant par rapport aux traditions, tant idéalistes que matérialistes […]. Cela fonde une solitude pour sa souffrance »(9) ignorée de l'humanisme. Ce qui est essentiel, c'est que Lévi-Strauss construit sa condamnation de l'appropriation du monde sur une critique radicale de la philosophie de la subjectivité. Il met au jour, dans la religion humaniste du sujet, un vice dont ne peut se guérir la société moderne, à savoir la volonté de mainmise sur tout ce qui existe. Et Lévi-Strauss de définir le sujet de cette appropriation continue comme «cet insupportable enfant gâté qui a occupé trop longtemps la scène philosophique et empêché tout travail sérieux en réclamant une attention excessive »(10). L'oubli de la nature est concomitant avec le sentiment dédaigneux de la spécificité culturelle des sociétés primitives dont l'Occident a voulu nier l’intelligence, sinon abolir l'existence même. À cet égard, Lévi-Strauss était plus qu'un anthropologue. Il fut, selon le dossier que lui consacre Le Magazine littéraire de mai 2008, un moraliste en prise directe avec l'état d'urgence de notre planète, et Michel Maffesoli le classe parmi les écologistes avant l'heure parce qu'il s'est ému du sort que nos sociétés ont fait subir à la nature.
À suivre
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