samedi 19 septembre 2020

Les territoires perdus de la République

 Un sujet qui déchaîne les passions, la question des territoires perdus de la République, une équipe d'universitaires qui recherchent avant tout l'objectivité et l’information, un livre formidable, comme il en paraît peu sur le sujet, un livre dans lequel la méthode universitaire est à la recherche de la vérité.

On connaît peu l'islamisme. Un collectif dirigé par Bernard Rougier, professeur à la Sorbonne nouvelle-Paris III, a entrepris de nous restituer son histoire, de montrer ses liens avec des organisations extrémistes nées dans la Péninsule arabique (Arabie Saoudite et Yémen), mais aussi en Afghanistan, en Egypte, au Soudan et qui fonde Al Qaïda, ou au Maghreb. « Le dispositif de rupture [qui opère la différence entre islam et islamisme dans une vie] prend appui sur plusieurs espaces de sociabilités, au croisement de l'affectif et du cognitif, du symbolique et du matériel ». De quels espaces parle-t-on ? À Toulouse, tout simplement, il cite les marchés du Centre ville mais on peut ajouter les salles de sport, les terrains de foot, les commerces halal ou spécialisés et bien sûr les mosquées, en particulier les mosquées salafistes ou d'une autre façon les mosquées fréristes. Chacune a son obédience et son style de prédication. L'objectif est de réfléchir sur la pratique de l'islam ensemble, car, comme le dit Bernard Rougier, « la pensée islamiste est une pensée socialisée au sens donné par Augustin Cochin » qui vise avant tout h «un contrôle social de la norme ». Les mosquées, les équipes de foot, les commerces servent avant tout à socialiser la norme, en opposant les pratiques du bon islam et les mauvais islams.

En quête de normes

C'est bien sûr le Saoudien Oussama Ben Laden qui est à l'origine de ce mouvement. Il a pour lui, avec une fortune considérable, une intelligence claire de la situation, qui le conduit très vite à cesser le combat contre les musulmans moins observants et à se polariser sur « l'origine du mal », les États-Unis. Dans les premières années de la décennie 90, il séjourne d'abord en Afghanistan puis au Soudan. Très vite, naît en parallèle le mouvement dit des exagérateurs (ghulat), qui dans les années 2000 se groupent autour d'Abou Moussad al Zarkawi, d'abord emprisonné en Arabie Saoudite puis résident à l'ouest de l'Afghanistan. Ce dernier est particulièrement intéressé par ce qu'il appelle avec éloquence « la jurisprudence du sang » : il est toujours permis de verser le sang d'un non-musulman ou d'un chiite qui ne se repent pas. Voilà pour le djihad. Un autre chapitre est consacré au salafisme, qui a toutes sortes d'accointances avec les djihadistes, mais qui, né en Arabie Saoudite, autour du cheikh Rabi bin Hadi al Madkhali, se déploie dans tout le bassin méditerranéen, au nord et au sud, dans une sorte de réduction piétiste de l'islam à la norme, qui n'est pas sans accointance avec la plus terrible de ces normes : le djihad.

Je passe les chapitres sur Internet (« le djihad numérique est la moitié du djihad » comme le proclamait le converti Fabien Clain), sur les rapports entre l'islamisme et l'extrême gauche autour du mouvement décolonial. Chaque communication peut être lue pour elle-même avec profit. Mais ce sont les territoires conquis en eux-mêmes qui méritent le plus d'attention : Aubervilliers, Mantes la Jolie, Argenteuil. Aubervilliers, l'analyse de Julien Durand insiste sur le rôle pervers du PCF, qui veut à tout prix garder ses mairies et qui propose des mosquées à des mouvances extrémistes pour y arriver. Le rôle de Jack Ralite et de son gendre et successeur Patrick Baudet n'est franchement pas clair face à l'AMA, l'Association des Musulmans d'Aubervilliers, à laquelle on prête des locaux avant de proposer une opération immobilière considérable : « de quoi rivaliser avec l'Institut du Monde arabe » comme dit le fondateur de l'association Mohamed Karoumi.

Du piétisme au djihad

L'une des perspectives les plus intéressantes est l'entretien avec les femmes djihadistes de la prison de Fleury Mérogis et la manière dont on peut refaire leur parcours : d'après François Castel de Bergerac, l'auteur de cette communication, « sur le plan quantitatif, 34 détenues sur 36 ont été socialisées dans des cercles salafistes prétendument apolitiques avant de basculer dans le djihadisme ». Preuve de plus s'il en fallait que le djihadisme n'est pas une pensée politique, qu'il est inutile d'invoquer à son sujet l'islam politique, que l'islamisme est une pensée sociale, visant à la socialisation de la norme comme nous le disions en commençant et que cette socialisation peut avoir lieu dans les contextes les plus paisibles qui soient, comme le salafisme piétiste en donne des exemples. Il s'agit, envers et contre tout, pour les candidats au djihad, de faire respecter partout la norme coranique. Par les moyens du piétisme ou par ceux du combat.

Collectif Bernard Rougier, Les territoires conquis de l'islamisme, éd. PUF, 23 €

Joël Prieur monde&vie 16 janvier 2020 n°981

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire