vendredi 30 octobre 2020

Le « off » une spécialité bien française (texte de 2011)

 Les journalistes en savent souvent plus qu'ils n'en disent ou n'en écrivent, et le respect de la vie privée ou la crainte du procès n'expliquent pas toujours leur silence. Retour sur le « Off », cette règle de base du journalisme français qui impose parfois de taire… le plus important.

« Off the record » : c'est entre nous, je ne vous ai rien dit, vous en faites ce que vous voulez mais ce n'est pas moi qui parle. Voilà de quoi sont faits, du petit déjeuner au dîner, les tête-à-tête du microcosme médiatico-politique. Et, paraît-il, les assiettes en débordent ! « Le "off" c'est l'œil en coulisse, la langue qui n'est plus de bois, c'est la cabine de déshabillage du politique où les vérités peuvent se mettre à nu mais d'où certains ressortiront habillés pour quelques hivers », constate Daniel Carton dans Bien entendu, c'est « off ! »(1)

Pour le journaliste, le « off » présente plusieurs avantages : il flatte sa vanité en le faisant entrer dans le cercle des initiés qui connaissent le dessous des cartes. Il lui permet aussi de comprendre ce qui se passe en coulisse, de se faire une idée plus précise de l'actualité et de ceux qui la font. Eventuellement, la confidence pourra lui servir plus tard, et d'autres suivront s'il respecte le « off », l'homme politique devient une source d'information plus ou moins privilégiée. Pour l'homme politique, le « off » devient inversement le moyen de se doter d'un contact privilégié au sein d'une rédaction et de faire passer des messages.

Les journalistes seraient-ils serviles ?

En langage journalistique, ce petit mot anglais désigne donc ce qu'il est convenu de ne pas révéler au grand public. Micro coupé, stylo rangé, les langues de bois se délient et les journalistes adorent ça; mais cette cohabitation quotidienne amicale, quasi-incestueuse, a peu à peu transformé beaucoup de journalistes en relais complaisants, voire serviles, des hommes politiques ou du pouvoir en place.

Comme disait l'autre, la politique c'est l'art d'empêcher les gens de se mêler de ce qui les regarde, et « de cet art la presse politique s’est faite le premier serviteur », écrit encore Daniel Carton.

Prenons le cas DSK. Depuis quelques mois, on loue dans la presse son action « exemplaire » au FMI, on salue sa « vision moderne », on astique une face de la médaille en oubliant de montrer le pervers - pardon, le revers, n aura fallu attendre « l'affaire de New York » pour apprendre que même ses plus fidèles amis étaient inquiets. L'un d'entre eux s'était confié, en « off » bien sûr, à des journalistes, en février dernier : « depuis plusieurs mois, j'ai demandé que Dominique ne se déplace plus sans être accompagné par deux ou trois gardes du corps (…) pour empêcher mon ami de céder à la complexité de sa vie sexuelle. »

Complexité sexuelle ? Qu’en termes délicats ces choses-là sont dites… Tartuffe le disait déjà. « Le scandale du monde est ce qui fait l'offense, et ce n’est pas pécher que pécher en silence ». Respect de la vie privée oblige, dans la presse, se taire n est pas pécher par omission, ce serait même devenu une vertu. Alors courage, taisons ! Sauf quand ça peut rapporter gros, ou que le personnage public est une cible explicitement désignée à la malveillance des médias, comme le fut Jean-Marie Le Pen. « En s'escrimant à tout vouloir dire sur Le Pen, la presse a tenu son rôle, mais ce rôle ne tient pas quand les mêmes s’évertuent à en dire le moins possible sur d'autres », rappelle Daniel Carton.

Le « off » ou le net ?

Le « Off » ne se réduit cependant pas aux manœuvres ou aux histoires de galipettes clandestines de la classe politique. Il s'applique aussi aux grand patrons, aux entreprises du CAC 40, etc. Ne pas parler de faux plans sociaux, des conditions de travail lamentables des employés d'une chaîne d'hypermarché mondialement connue, parce qu elle lâche des milliers d'euros à la régie publicitaire d'un journal voilà une autre sorte de « off », pas très joli-joli. Jeu de dupes et symbole de complicité, en définitive le « off » est un cas de conscience qui, comme tous les cas de conscience, se règle avec soi-même.

La presse française semble toutefois « s'anglo-saxonniser ». Les journalistes français gardent un peu moins pour eux ce qu'ils savent(2), Internet et la concurrence internationale soumettent désormais tous les journalistes aux mêmes contraintes : il faut tout dire, le plus vite possible, en temps réel. En libérant la parole, la toile tuera-t-elle le « off » ?

Irène Saint-Georges monde&vie 4 juin 2011 n°844

Daniel Carton, Bien entendu c'est Off. Albin Michel 2007

Maurice Szafran et Nicolas Domenach [Off] Ce que Nicolas Sarkozy n'aurait jamais dû nous dire. Fayard 2011

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire