Par commodité, on a pris l'habitude de diviser le salafisme en deux grandes tendances, entre lesquelles il y a cependant une grande porosité : un salafisme politisé, minoritaire, occasionnellement révolutionnaire, qui peut basculer dans le djihadisme et un salafisme piétiste ou quiétiste, inspiré du wahhabisme et des cheikhs de la Péninsule arabique, qui a la caractéristique d'être ultra-conservateur, tant au niveau social que moral, prônant un retrait relatif par rapport à une société perçue comme impie. Le salafiste veut se changer avant de changer le monde, dans un premier temps du moins. « Dieu ne modifie rien en un peuple, avant que celui-ci ne change ce qui est en lui ». La méthode ? Confessionnaliser la société plutôt que politiser l'islam. Théoriquement, les salafistes ne s'engagent pas dans l'action politique - ce qui les distingue là aussi des Frères musulmans. Mais de fait et l'argent saoudien aidant, à travers le financement de mosquées, de centres islamiques, de journaux, télévisions, sites et autres organisations de bienfaisance, ils sont entrés en politique, en Algérie, en Égypte, au Moyen-Orient. La mondialisation du salafisme, c'est d'abord l'œuvre du wahhabisme, l'idéologie officielle du royaume saoudien.
Hamadi Redissi a parfaitement démontré les affinités électives entre le salafisme et le wahhabisme. Le premier est un produit dérivé du second. Du nom d'Ibn Abd al-Wahhab (1703-1792), le wahhabisme fut d'abord rejeté comme une secte intransigeante - on accusa son fondateur d'être un faux prophète, ce qui lui valut le surnom de l’ « égaré qui égare » - avant de dominer le sunnisme. Sa grande force aura été d'anticiper de deux siècles le réveil des musulmans. C'est la Nahda, l'Éveil de l'islam à la modernité, qui n'est pas sans rappeler les « Grands Réveils » américains (Great Awakenings), périodes de revivalisme religieux et de raz-de-marée évangélique.
Le wahhabisme a tout simplifié. Ainsi a-t-il constitué la réponse la plus efficace de l'islam à la crise de la tradition et au choc produit par l'irruption soudaine et brutale de l'Occident, qui a laissé dans le monde arabo-musulman une profonde blessure narcissique. « L'Europe entre en scène, souverainement et incroyablement supérieure », note Hamadi Redissi. Face à un islam assoupi, rhétorique et sclérosé, se dresse alors, en guise de contrepoison et de contre-offensive, une nouvelle foi, indistinctement fondamentaliste, réformiste ou salafiste. Le wahhabisme en sera la première expression. Il détruira deux éléments essentiels de la religion populaire le culte des morts et le culte des saints. Au nom de l'unitarisme islamique, les tombes ne peuvent se substituer à la mosquée comme heu de prière et les saints - assimilés à une résurgence du polythéisme - ne peuvent faire figure d'intercesseurs, sauf à pêcher par « associationnisme », incompatible avec le Dieu exclusif, qui, par définition, ne peut avoir de partenaires. Partisans d'un puritanisme extrême, les wahhabites traquent l'impur partout et en tout lieu : to purify, « se purifier ». Ce qui s'est traduit par l'interdiction du tabac, de la soie, de l'or, du rire, des jeux, des sports, des instruments de musique, etc. Ils pourfendent le paganisme qui affleure dans les livres mystiques des soufis et chez « les Bédouins ignorants, les saints innovateurs, les oulémas égarés » (Hamadi Redissi).
« Fous d'Allah » et « diables de mécréants »
Dans leur quête obsessionnelle de pureté, les wahhabites pilleront et profaneront les villes saintes de Kerbala (1801), de La Mecque et de Médine, dont le tombeau du Prophète (1803-1806). D'où les innombrables résistances de l'islam historique à leur encontre. Le secret de famille a été si bien conservé (qui évoque aujourd'hui la mise à sac des villes saintes ?) que les Saoudiens passent pour les garants de la tradition. Si « la secte wahhabite a été réhabilitée par la communauté », explique Hamadi Redissi, c'est que l'« hérésie est devenue la nouvelle orthodoxie islamiste ».
Salafisme en islam, évangélisme chez les protestants (sans violence néanmoins pour celui-ci, ce qui change considérablement la donne) : c'est la conception classique de la religion qui est entrée en crise, celle des religions héritées - le temps de La religion pour mémoire (Cerf, 1993), pour reprendre le titre du livre de Danièle Hervieu-Léger -, laquelle englobait une vaste zone grise allant de la foi à l'impiété, dans un dégradé d'attitudes religieuses (ou antireligieuses), depuis le fidèle jusqu'au libre-penseur, en passant par le croyant non pratiquant et l'agnostique. C'est cela qui a disparu avec la sécularisation et l'avènement du « pur religieux ». Par là, les nuances sociales d'un purgatoire religieusement diffus se sont estompées, tout autant qu'une culture religieuse commune, partagée aussi bien par les croyants que par les non-croyants. Désormais, il n'y a plus qu'une alternative ou bien l'enfer, ou bien le paradis, dans lesquels se renvoient tour à tour les « fous d'Allah » et les « diables de mécréants ». Au fond, le huit clos se résume à un face à face impossible entre Charlie Hebdo et les frères Kouachi, pareillement sacrilèges la religion de l'athéisme au défi de la sainte ignorance.
François Bousquet éléments n°156 juillet-septembre 2015
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