Entretien avec Jean-Marc Jancovici
Engagé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, Jean-Marc Jancovici milite pour une taxe carbone et pour le maintien de la production d'énergie nucléaire civile. Pour le président du groupe de réflexion The Shift Project, le modèle des sociétés occidentales est voué à la décroissance. Rencontre.
ÉLÉMENTS: Ces deux dernières années, le mouvement des grèves pour le climat a montré une préoccupation croissante pour le réchauffement global, au sein des jeunes générations en particulier. Toutefois, la figure de Greta Thunberg a pu également agacer, par sa jeunesse, son caractère ou ses autres prises de position sociétales, et l'on a pu observer parallèlement le regain du déni climatique. Que vous inspire cette bataille de l'opinion, toujours à recommencer ?
JEAN-MARC JANCOVICI. Je comprends que se faire donner la leçon par une adolescente soit irritant, mais Greta Thunberg a raison : sans bonne compréhension des enjeux, l'action publique « tape au hasard », et son effet est au mieux nul, au pire contre-productif. Cette jeune fille irrite avant tout ceux qui se sentent coupables de ne pas avoir compris ou de ne pas avoir su traiter le problème !
De même, le « climatoscepticisme » n'est en fait qu'une manifestation de désarroi venant de quelqu'un qui n'accepte pas de perdre une rente (économique, de réputation ou de notoriété, culturelle...). Ce courant de pensée continuera à exister même si la terre brûle de partout !
ÉLÉMENTS : En juin dernier, le Shift Project a publié une analyse inédite mettant en lumière une probable contraction de l'approvisionnement pétrolier de l'Union européenne d'ici 2030, contraction supérieure au rythme actuel de décrue de la consommation. Dans le contexte énergétique mondial, la situation de l'Europe est-elle particulièrement délicate ?
JEAN-MARC JANCOVICI Réponse courte : oui. Pour le comprendre, il faut repartir de la physique où l'énergie est la grandeur qui quantifie la transformation de notre environnement. Dès que l'on chauffe, déplace, déforme, élève, transforme, etc., l'énergie intervient, et la quantité d'énergie mobilisée caractérise l'ampleur de cette transformation.
Or, en première approximation, une société humaine est un système qui extrait, transforme, travaille et déplace des ressources minérales ou biologiques puisées dans l'environnement - et incidemment gratuites par convention -, et les transforme, grâce à des machines actionnées par de l'énergie, afin de produire les biens et les services mis à disposition des individus que nous sommes.
Nos machines constituent désormais un gigantesque exosquelette un costume de Superman en quelque sorte - qui a permis un accroissement massif de la productivité du travail et l'expansion économique, sociale et démographique des sociétés humaines.
Aujourd'hui, la puissance mécanique du parc mondial de machines dépasse plusieurs centaines de fois celle des muscles de l'humanité. Supprimons les machines, donc l'énergie, et le PIB mondial sera divisé par 100 à 200. On comprend mieux que cela dépasse le seul sujet du prix des carburants !
Pétrole, gaz et charbon ont un temps de reconstitution qui se compte en dizaines de millions d'années. Ils ne sont donc pas « renouvelables » à l'échelle des temps historiques. Leur approvisionnement est mathématiquement condamné à connaître un maximum un jour, puis à décliner ensuite. Pour le pétrole dit « conventionnel » (tout sauf le pétrole de schiste et les sables bitumineux du Canada), le maximum mondial est passé en 2008, ce qui a un lien direct avec le déclenchement de la crise dite des « subprimes ». Le pétrole de schiste provient pour l'essentiel d'une industrie qui n'a jamais gagné d'argent, et dont la production maximum a peut-être été passée en 2019.
L'Europe importe 90 % de son pétrole. La mer du Nord fournit environ 25 % de notre or noir, mais cette dernière a passé son pic autour des années 2000, et sa production est désormais en déclin. En outre, elle est exploitée par les Norvégiens, qui ne font pas partie de l'Union, et les Britanniques, qui en sortent. Le reste (3,4 milliards de barils en 2019) est importé, pour la bagatelle de 220 milliards d'euros l'an. En raison de la compétition croissante avec la consommation domestique des pays producteurs et avec les importations des émergents, notre potentiel d'importation est voué au déclin.
The Shift Project estime à 10 % environ le déclin d'ici 2030 (il y a déjà eu 14 % de 2007 à 2019). Pour le gaz, la chanson est presque la même 50 % du gaz européen vient de la mer du Nord, qui a entamé son déclin - lent pour le moment - en 2005. Ce déclin va s'accélérer, quand la Norvège - un tiers de la production de la zone - passera son pic. Les Russes et le gaz naturel liquéfié (GNL) ne compenseront pas la différence.
Enfin, le charbon produit en Europe a vu sa production divisée par 4 depuis le début des années 1980, et tous les pays européens sont en déclin, parce que cela fait deux siècles que nous piochons dans nos mines !
Climat ou pas, nous allons donc avoir moins d'énergie en Europe. Et moins d'énergie, c'est moins de machines en action, donc moins de production, moins de biens et services disponibles pour les Européens.
ÉLÉMENTS; Une des conséquences de l'abondance énergétique qui a caractérisé notre ère thermo-industrielle, c'est une humanité à plusieurs milliards d'individus. Prévoir l'après-fossile, est-ce aussi anticiper la décrue démographique ?
JEAN-MARC JANCOVICI. Depuis la révolution industrielle au XIXe siècle, la population humaine a été multipliée par un facteur 10 et, à l'évidence, cela est dû pour partie à l'abondance énergétique qui a permis l'augmentation des rendements agricoles et les transports (l'ensemble permet la sécurité alimentaire), la prophylaxie (adduction d'eau potable et évacuation des déjections qui auparavant souillaient les puits), la préservation des extrêmes (trop chaud, trop froid...), etc. Dans un monde aux ressources en décroissance, tout ce qui ne sera pas gagné sur les ressources par individu risque donc de l'être sur la taille de la population. Et les décrues involontaires et rapides de la population ne sont jamais des événements très sympathiques...
ÉLÉMENTS : Votre livre Le plein s'il vous plaît ! (Le Seuil, 2006) avait contribué à placer la taxe carbone parmi les outils essentiels pour préparer l'après-pétrole. En quoi votre position a-t-elle évolué depuis, comme on avait pu le constater notamment au début de la crise des Gilets jaunes, que vous aviez alors qualifiés de « lanceurs d'alerte » ?
JEAN-MARC JANCOVICI. Si nous voulons baisser la consommation de combustibles fossiles dans notre pays, il y a deux options attendre que l'insuffisance de production nous y force ou nous obliger nous-mêmes. La première option a deux inconvénients elle engendre des chocs économiques qui tapent au hasard et renforcent l'iniquité et, par ailleurs, elle occasionne régulièrement des chocs de prix, qui transfèrent alors des sommes d'argent importantes depuis nos poches jusque dans celles des pays producteurs. Par exemple, entre 2000 et 2008, le prix du pétrole a fortement augmenté, et le consommateur a dû payer l'équivalent d'une taxe carbone passant progressivement de o à 200 euros la tonne de CO2. Mais le produit de cette hausse n'a pas alimenté les finances publiques, qui peuvent ensuite servir à remplacer le chauffage au fioul par des pompes à chaleur, construire des pistes cyclables ou aider l'agriculture à devenir plus durable, mais elle a au contraire alimenté les recettes budgétaires des pays exportateurs de pétrole, ce qui ne nous est d'aucune utilité pour financer notre propre transition.
La deuxième option est de provoquer nous-mêmes une baisse de la consommation. Il y a deux manières de faire créer des contraintes réglementaires (par exemple interdire la possibilité de remplacer une chaudière à fioul par une chaudière à fioul, ou interdire la vente de tel type de voiture, ou limiter la vitesse...) ou bien monter le prix de l'énergie fossile (carburants, fioul et gaz de chauffage).
La taxe carbone fait donc partie de la panoplie possible. Sa logique repose sur le renchérissement de ce qui est carboné (les énergies fossiles) afin d'orienter le choix des consommateurs vers des produits moins carbonés. Son inconvénient principal est qu'elle doit s'appliquer dans un monde avec des alternatives, sinon les gens se sentent « pris à la gorge », et en démocratie c'est la fin de l'histoire. La taxe n'est pas une politique à elle toute seule. Pour permettre aux alternatives d'arriver, il faut que la hausse soit lente et régulière. La taxe est donc une bonne solution quand on a le temps. En 2006, nous avions plus le temps. Aujourd'hui, nous avons pris trop de retard pour que la taxe puisse encore être l'instrument principal d'une action résolue.
ÉLÉMENTS: A la différence des militants de la « décroissance », vous ne présentez pas celle-ci comme un objectif en soi ou comme un idéal pour la société: la « sobriété heureuse » ne pourra guère séduire au-delà de cercles franciscains minoritaires. Vous considérez que la décroissance, souhaitée ou non, est tout simplement une évolution inéluctable à prendre en compte. En quoi ce qui pourrait apparaître comme du fatalisme peut-il néanmoins mobiliser et aiguiller l'action ?
JEAN-MARC JANCOVICI. Effectivement, je prends la décroissance comme une réalité que nous allons devoir gérer, et que nous gérons déjà en Europe si l'on regarde les indicateurs pertinents, c'est-à-dire la quantité d'objets et de services que nous utilisons dans le « monde réel ». C'est en 2007 - soit un an après le maximum énergétique en Europe évoqué plus haut - que nous avons passé le maximum des surfaces construites en Europe dans l'année, par exemple, ou encore le maximum des tonnes chargées dans les camions. Depuis, nous avons surtout eu de la « fausse croissance », basée sur l'augmentation de prix des actifs (immobilier, actions, œuvres d'art...) et financée par une envolée rapide de la dette, mais ce qui relève de la consommation des ménages n'augmente plus.
À suivre
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