lundi 5 avril 2021

Les Cosaques de la liberté : l'expérience de l'anarchisme de Nestor Makhno en Ukraine

  

Présenter en 475 pages la vie et l'action de Nestor lvanovitch Makhno (1889-1934), inspirateur et réalisateur de la seule expérience de communisme libertaire pendant la période de la révolution russe (entre 1917 et 1921) est un pari réussi par Alexandre Skirda. Spécialiste de la Russie Soviétique, l'auteur exprime sans aucun doute sa sympathie politique pour l'anarchisme makhnoviste au travers d'une étude aussi complète que variée.

Un travail d'apologie

En dépit de tout l'intérêt des analyses  historiques de l'expérience originale accomplie par Makhno et ses partisans, le plan choisi par Skirda nous apparaît peu significatif. Après avoir étudié  son sujet d'un point de vue chronologique et événementiel (de l'enfance de Makhno à sa mort en exil à Paris en 1934), il revient sur une recherche plus psycho-historique dans un second temps, achevant son ouvrage par une revue très critique des livres consacrés à l'anarchisme ukrainien et à son fondateur. On suit alors assez péniblement ces mouvements assez "anarchiques". Au fond, on lit ici trois ouvrages différents : l'un est un livre d'histoire, fort brillant au demeurant, consacré à l'histoire de l'expérience anarchiste en Ukraine dans ses rapports avec le phénomène global de la Révolution russe. Le second est une monographie de N. Makhno, fondateur et "Batko" ("petit père" en quelque sorte) de ce mouvement de "communisme libertaire". Le troisième enfin est une recension critique des textes (brochures, articles de presse, romans, etc.), ayant pour thème principal ou quelquefois secondaire l'expérience makhnoviste. C'est cet "éclatement" qui. sans remettre en cause la richesse et le sérieux de ce travail historique, rend peut-être mal à l'aise le lecteur que je suis.

Un dernier point de forme enfin : la sympathie presque "religieuse" de l'auteur pour son héros et ses idées l'amènent, dans tous les cas,  à une défense quasi militante de ses décisions et de ses choix politiques et militaires. Ainsi l'exécution, aussi barbare qu'inutile, d'émissaires des "gardes blancs" de Dénikine lui proposant une alliance face aux divisions de l'Armée rouge n'appelle de sa part aucun commentaire. Commentaires qui, tout au contraire, abondent quand il s'agit d'actes de trahison commis par les responsables politiques ou militaires léninistes. Où fut alors la grandeur d'âme du héros qui fit pendre, le long d'un chemin, des porteurs de missives protégés par leur statut d'émissaires. Par ailleurs, dans ce que nous avons convenu de nommer le "second livre" il n'y a, chez Skirda, aucun aspect critique dans son analyse du personnage de Makhno. Nous regrettons cette vision toute théorique, l'auteur réservant ses critiques, souvent fondées, aux adversaires de Makhno et à ceux de ses partisans ou amis qui ont eu le malheur de ne pas le suivre en tous points dans son existence mouvementée.

Les deux visages du makhnovisme : identitaire ukrainien et anarchiste intellectuel

Ceci étant, il nous apparaît que le mouvement anarchiste, fondé en Ukraine par Nestor Makhno, connait deux visages. L'un est celui du discours anarchiste, que nous comprenons comme idéologie cohérente, inscrit dans une filiation intellectuelle proprement occidentale. L'anarchie est ici une forme assez radicale de contestation du pouvoir d'État et, au-delà même, de toute structure politique et administrative centrale de direction. L'État confisquant à son profit le pouvoir politique, il confisque aussi la démocratie comprise comme forme autonome et locale de représentation et de gestion. On trouve ces critiques tant dans le mutualisme proudhonien, inquiet des empiétements grandissants de l'État post-révolutionnaire en France, que dans l'anarcho-syndicalisme sorélien, partisan d'une révolution spontanée prolétarienne contre la conception républicaine et bourgeoise du pouvoir politique. Dans tous les cas, on assiste à une renaissance de l'idéologie ancienne et traditionnelle des "libertés communautaires" qui structurent la démocratie européenne.

Chez Makhno, l'anarchie inscrit ses références dans une même problématique. Une problématique nationale et sociale, puisque apparaissent en filigrane la revendication "nationale" ukrainienne, face au pouvoir central moscovite russe, et la revendication sociale paysanne, face à l'administration politique urbaine. L'anarchie répond alors à cette double revendication. Réponse "voilée" puisqu'aussi bien dominée par les "grands thèmes" occidentaux de l'idéologie moderne. Ainsi ni la revendication nationale (comprise comme désir explicite d identité culturelle et linguistique traduit en termes de pouvoir politique) ni la revendication paysanne (l'autonomie maximale face à la philosophie occidentale de la ville) ne sont reconnues à part entière. Ce  refus résulte d'une présence souveraine des valeurs de l'anarchie comprise comme idéologie sociale occidentale.

Plus proche encore d'une revendication ethno-culturelle, l'auteur souligne la présence majoritaire au sein des troupes makhnovistes des descendants des cosaques zaporogues. Il est indubitable, à la lecture de ce livre, que le mouvement anarchiste dans les steppes de l'Ukraine résulte beaucoup plus d'un sentiment culturel, plus ou moins enfoui dans sa mémoire des paysans cosaques, que dans l'adhésion aux valeurs globales de la révolution anarchiste, au sens des intellectuels de l'anarchie formés à l'école citadine et théorique de Bakounine et Kropotkine.

Et les explications de Skirda sur cette adhésion toute théorique aux réflexions et aux valeurs de l'Anarchie (avec un grand A) sont non seulement peu convaincantes mais aussi et surtout constamment démenties par les descriptions du premier livre. Les paysans et les quelques ouvriers qui suivirent Makhno sont-ils des militants anarchistes ou plus simplement des Ukrainiens opposés non seulement à la restauration de l'ancien régime social des grands propriétaires (régime fondé sur un mélange détonnant de féodalisme et de valeurs socio-économiques bourgeoises) mais aussi à la perpétuation du pouvoir moscovite, que celui-ci se présente sous une couleur blanche ou rouge. L'Anarchie serait alors une "béquille théorique", une superstructure dans le langage marxiste, qui serait bien loin du concret historique. Le véritable ressort résiderait dans la volonté consciente, chez la masse paysanne de descendance zaporogue ou non (bien que les premiers aient été les inspirateurs et les vrais décideurs du mouvement), de restaurer une communauté sociale et politique en accord avec leur propre vue du monde. Skirda, militant anarchiste formé à l'école occidentale, refuse de souligner cette présence. C'est une erreur et elle révèle un point de vue très théorique que l'on regrettera [point de vue discutable car l'A. souligne l'influence de la culture zaporogue dans le chapitre récapitulatif au début de son étude].

Les raisons de l'hostilité des makhnovistes à l'égard des bolchéviques

A contrario, nous découvrons avec beaucoup d'intérêt, chez Skirda, les rapports conflictuels  entretenus par cette armée libertaire et paysanne avec les autorités léninistes-bolchéviques. Lénine et Trotsky, intellectuels et citadins, n'avaient que mépris et incompréhension, quelquefois mués en haine, à l'égard des masses paysannes. D'autant plus si ces dernières étaient opposées à leur autorité et non-russes ! La politique de répression, la NEP, la lutte contre les moyens propriétaires (les fameux Koulaks), bref la guerre civile à outrance menée contre les ruraux non russes et russes, résulte de ces sentiments développés et théorisés dans l'idéologie prolétarienne ouvrière des émules de Marx (bourgeois finalement conservateur et citadin).

La misère des sociétés industrielles de l'Ouest fut élevée au rang de péché suprême que la Révolution devait effacer. Dans ce cadre, le paysannat était aussi, même si des nuances étaient introduites, complice et soutien du système bourgeois. Ce qui était un raccourci fulgurant dans la pensée et l'analyse chez Marx, devenait un dogme idéologique d'État chez Lénine. Dans ce schéma, l'anarchisme makhnovien, appuyé sur la multiplication des "soviets libres" en Ukraine, pouvait structurer les réactions spontanées d'autodéfense des paysans locaux.

Le prélèvement autoritaire et violent de la production paysanne au profit des villes, la substitution  du marché d'État à l'ancien marché des propriétaires féodaux, enfin le statisme des lieux (Moscou reste le centre du pouvoir) et des méthodes de pouvoir (utilisation normale de la force policière et militaire dans les opérations de prélèvement) confirmait les sentiments latents des producteurs locaux. En fait, il y eut politique de pillage des productions rurales ­au profit des centres urbains, politique justifiée par un discours révolutionnaire et appliquée par des forces répressives similaires aux forces de l'ancien régime tsariste (Tchéka au lieu de l'Okhrana). Les anarchistes eurent alors beau jeu d'identifier la politique autoritaire de Lénine avec l'ancienne pratique tsariste.

Après la première révolution (renversement du tsarisme et création d'un État constitutionnel de type occidental) et la seconde révolution (coup d'État bolchévique), la "troisième révolution" consistait à établir un communisme social égalitaire sans autorité d'en haut. C'était du moins le programme de militants anarchistes. Le spontanéisme plus ou moins dirigé des révoltes populaires en Ukraine face à la politique de l'autorité moscovite-bolchévique se brise pourtant contre la puissance de l'Armée rouge et des méthodes de répression de masse utilisées. Cet échec constitue une leçon historique. L'État bolchévique, en dépit de sa rhétorique communiste (atteindre l'utopie vivante de la société sans état et sans classes), appliqua les règles strictes du pouvoir moderne, issues de l'expérience révolutionnaire française (notamment en Vendée).

Un modèle applicable au monde entier

La seule issue aurait peut-être été de réaliser la synthèse entre les deux forces motrices de toute l'histoire : celle qui unit la force de la volonté d'existence identitaire (qui est une force nationale mais non nationaliste) et la construction d'une communauté démocratique et sociale, basée sur les valeurs de justice et d'égalité civique. C'est cette fusion, modifiée par les circonstances locales, qui assura la puissance révolutionnaire dans diverses régions du monde : révolution nassérienne, idéologie de la nation arabe chez le chef de l'État libyen, révolution populaire vietnamienne,  sandinisme nicaraguayen, révolution du capitaine Sankara au Burkina-Faso. etc. Mais il eut fallu pour cela que l'anarchie ne fut pas une des nombreuses facettes de l'idéologie dominante moderne, mais l'expression réelle et locale de la volonté d'indépendance d'un peuple. À ce titre, l'auteur reste dans un schéma idéologique bien éloigné de la véritable voie de l'indépendance, qui pourrait tout aussi bien se nommer "anarchie" que trouver une autre étiquette.

➜ Alexandre SKIRDA, Les Cosaques de la liberté, Jean-Claude Lattès, Paris, 1986, 475 p.

► Ange Sampieru, Orientations n°9, 1987.

http://www.archiveseroe.eu/histoire-c18369981/80

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