ÉLÉMENTS : Sous quel(s) angle(s) abordez-vous la question des territoires et pourquoi avoir choisi de faire apparaître le terme au pluriel ? N’est-ce pas la force de la terre (le mot et la chose) de s’en passer ?
DAVID L’ÉPÉE. Nous l’abordons sous des angles très divers et souvent complémentaires, comme à chaque numéro. Si la géographie et la géopolitique occupent bien sûr et sans surprise une place de choix (sur ce dernier point je pense notamment à la contribution de Jacob Cohen sur la question territoriale en Israël-Palestine), le thème retenu est développé dans d’autres aspects bien spécifiques : écologie, urbanisme, histoire, économie, philosophie, et cela nous mène jusqu’à la spiritualité et à l’éthologie animale comme dans le cas du texte de Jean-Philippe Antoni sur le biotope !
Le thème peut aussi être appréhendé sur un mode plus poétique, comme nous le propose Rémi Soulié avec un très beau texte sur les « hauts lieux » qui nous rappelle que le rapport à l’espace et à la géographie ne se limite pas à des données chiffrées sur une carte mais est lié à des expériences en lien avec la beauté et la mystique. À la figure de l’habitant vient parfois s’adjoindre celle du voyageur. Quant au choix du pluriel, il est à comprendre au même sens que le choix du point d’interrogation, qu’on retrouve dans le titre de chaque numéro de la revue. À moins d’envisager le mot « terre » au sens planétaire et de la définir comme un vaste territoire homogène (ce que réfutent à la fois la géographie naturelle et la géographie politique), le pluriel, avec son idée de variété, s’impose pour comprendre les spécificités des divers territoires qui constituent notre monde et les rapports qu’ils entretiennent entre eux. Bien qu’il n’y ait jamais eu chez Krisis de ligne éditoriale réellement homogène, nous sommes nombreux à être sensibles à une approche « différentialiste » des thèmes que nous abordons – et celui des territoires ne fait pas exception.
ÉLÉMENTS : Comment renouer avec le(s) territoire(s) ? Par l’écologie, par le localisme, la politique, sinon même la géopolitique ?
DAVID L’ÉPÉE. C’est une question à laquelle plusieurs de nos auteurs répondent, chacun à leur manière et selon leurs propres options. Il se dégage néanmoins, chez un certain nombre d’entre eux, une sorte de consensus en faveur d’une volonté de réappropriation du territoire par les peuples qui y vivent. On sent un peu partout dans la société comme une aspiration à un retour à des référents géographiques à taille humaine, auxquels les gens seraient susceptibles de s’identifier, ce qui n’est pas toujours le cas à l’époque des « super-régions » et de la globalisation à des échelles de plus en plus vastes. C’est la question qu’aborde notamment Éric Maulin dans son article sur la relocalisation. Si cette question a bien sûr des implications politiques évidentes (elle est étroitement liée à la notion de souveraineté et aux conditions pratiques de la démocratie) et des implications économiques qui le sont tout autant (je ne peux que vous recommander l’excellent texte que Guillaume Travers nous a écrit sur le problème de la double « déterritorialisation » de la richesse et de la terre), elle touche aussi au domaine de l’identité et du sentiment, qui est un autre aspect du thème abordé par plusieurs de nos contributeurs. L’article de Raphaël Juan examinant l’agriculture sous un angle historique dans ses rapports à la pensée païenne amène en cela un éclairage tout à fait intéressant. L’écologie est peut-être aujourd’hui l’approche qui se situe au croisement de toutes ces préoccupations : l’autonomie (pour le politique), le localisme (pour l’économique), l’enracinement (pour l’identitaire) et peut-être un certain romantisme pour l’attachement affectif ou esthétique au territoire.
ÉLÉMENTS : Il y a désormais attaché aux territoires une logique administrative qui les conçoit comme des entités sans identité. Il y a même un ministère qui leur est attaché (la cohésion des territoires). On n’imagine pas Barrès invoquant les territoires et les morts…
DAVID L’ÉPÉE. Il est vrai que le terme, dans la bouche des politiciens, a pris ces dernières années une connotation froidement administrative, notamment depuis le vaste projet hollandiste de refonte des régions et des départements. Un observateur avait noté, déjà lors de la campagne présidentielle de 2017, que si Marine Le Pen parlait volontiers de « campagnes » à propos de certaines régions françaises, Emmanuel Macron préférait quant à lui le terme de « ruralité ». Les deux candidats parlaient de la même chose, mais le choix de leurs mots trahissait une vision de la terre bien différente, le président de la République n’étant pas précisément connu pour son barrésisme échevelé !… Mais hors des bureaux des technocrates le mot de territoire peut prendre de tout autres connotations, comme c’est le cas par exemple dans l’histoire militaire (le territoire qu’on défend, le territoire qu’on occupe ou qu’on conquiert) où le terme occupe une place fondamentale, comme en témoignent entre autres les contributions de Laurent Schang et de Jean-François Thull.
ÉLÉMENTS : Difficile d’échapper à Carl Schmitt, que vous ne manquez pas de mettre à l’honneur. L’homme est d’abord un être territorial. Or, cette propriété, au sens philosophique, grammatical du terme, lui est de plus en plus dénié. Que reste-t-il du territoire – le solide – à l’heure de la dématérialisation du monde – la société liquide ?
DAVID L’ÉPÉE. On peut en effet se le demander à l’heure où la notion même de spatialité est remise en cause par l’abolition des distances physiques concomitante à l’omniconnexion de tous avec tous à travers le vaste monde. Ce « sans-frontiérisme »-là n’a qu’un rapport secondaire avec la mondialisation politique et économique, il est avant tout le fruit de la technique, du triomphe (peut-être temporaire) d’un support matériel bien précis qui a permis à la communication de faire fi du principe même d’espace, et donc de territoire. L’exemple des relations sociales est en cela paradigmatique : on est passé du primat initial des affinités géographiques (la sociabilité entre voisins, entre proches au sens territorial, spatial) à celui des affinités électives, pas précisément au sens où l’entendait Goethe dans son roman éponyme mais au sens où lesdites affinités (idéologiques notamment) fondent aujourd’hui des liens sociaux en se jouant, grâce à Internet, des kilomètres qui peuvent séparer les individus se connectant les uns avec les autres. Loin d’être une « ouverture au monde », ce changement peut être vu au contraire comme une forme d’enfermement (le fameux safe space si cher à nos amis wokes), un expédient nous dispensant de nous confronter à l’altérité d’à côté, celle de nos voisins, de nos parents, des gens que nous croisons dans la rue ou qui s’assoient à côté de nous dans le bus. Il est en effet toujours plus confortable d’échanger sur un forum en ligne avec une personne à l’autre bout du monde adhérant à nos points de vue ou à nos conceptions du monde, issues de la même classe sociale que nous ou partageant le même habitus, que de le faire en bas de chez soi avec un cousin ou un collègue avec qui nous sommes en désaccord. Mais il s’agit, pour comprendre ce phénomène, d’être un peu marxiste : cette mutation des modes de sociabilité ne trahit ni une élévation ni un déclin du niveau de conscience de l’humanité, elle n’est que le reflet du développement et du caractère invasif d’une technologique précise (Internet) et dépend donc étroitement de l’infrastructure matérielle qui permet le maintien de cette technologie. Or, mon petit doigt (lequel est parfois travaillé de frétillements collapsologiques) me dit que ça ne durera pas toujours et que, pour des raisons évidentes de finitude des ressources, nous devons moins nous attendre à une extension indéfinie de cette infrastructure technologique qu’à la perspective à moyen terme de son effondrement. Ce jour-là les affinités territoriales se substitueront tout naturellement aux affinités électives, l’espace reprendra l’importance qu’il a perdu et la société liquide se resolidifiera très vite…
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