Dans sa célèbre conférence de 1899, La Terre et les Morts, et tout au long de son œuvre, Maurice Barrès aura eu à cœur de défendre et promouvoir la patrie française à travers sa terre et ses morts. Morts qui doivent être honorés, conservés dans nos mémoires, car ils sont – selon sa propre expression – « l’honneur et la sauvegarde de l’âme sur cette terre ».
Introduction
« La Terre nous parle. C’est en elle que s’enracine la conscience collective : les ancêtres ne nous transmettent intégralement l’héritage accumulé de leurs âmes que par la permanence de l’action terrienne. »
Maurice Barrès, La Terre et les Morts, 1899
La question de la mère fait ici référence à la Guerre notre mère, ouvrage d’Ernst Jünger de 1922 traduit en France par La Guerre comme expérience intérieure. Finalement les deux titres correspondent à ce qui se passe quand on prend conscience de ce que nous sommes et de l’importance de la Terre, à savoir cette appartenance charnelle à notre patrie, nos racines, à cette terre mère sur laquelle nous sommes nés, cette Terre qui ne ment pas, cette terre pétrie d’histoire et qui, comme la tradition, est ce qui ne passe pas et nous dévoile cet héritage transmis par le culte des ancêtres.
La Terre, c’est à la fois le culte de la permanence de l’action terrienne, si chère à Maurice Barrès, mais c’est aussi, comme le dit très justement Sylvain Tesson décrivant la Grèce comme notre mère, à la fois une rencontre maternelle et une expérience intérieure. Cette Terre qui nous définit, cette Terre qui ne ment pas et qui nous dit au plus profond de nos êtres ce que nous sommes, Français et Européen ou Européen de langue française pour reprendre les mots de Dominique Venner. La Terre est fondamentalement ce vecteur d’identité auquel nous devons notre existence et notre appartenance :
« Notre patrie n’est pas née d’un contrat entre ses enfants, elle n’est pas le fruit d’un pacte consenti entre leurs volontés : voilà ce que l’esprit du XIXe siècle finissant admettait déjà. Mais voilà aussi ce qui faisait que les logiques tenants de l’individualisme révolutionnaire refusaient alors de servir, de saluer, même d’admettre l’idée de patrie. (…) La patrie est une société naturelle, ou, ce qui revient absolument au même, historique. Son caractère décisif est la naissance. On ne choisit pas plus sa patrie, la terre de ses pères, que l’on ne choisit son père et sa mère. (…) C’est avant tout un phénomène d’hérédité. »
Charles Maurras, Mes idées politiques, 1937
À une époque où l’unité, la grandeur et le folklore concomitant de l’héritage fondateur sont pris d’assauts venant de tant de directions diverses, où l’homme moderne, en perte de repères, noyé dans une masse indifférenciée d’individus n’étant plus que des atomes substituables les uns aux autres et où ne subsiste aucune espèce de permanence, il incombe à l’homme de se réenraciner, de se réapproprier son histoire et partant, sa Terre et ses Morts. Car l’enracinement est un besoin vital de l’âme et concerne autant le corps que l’esprit, deux aspects aujourd’hui indûment séparés par le seul angélisme moderne rappelle à juste titre Rémi Soulié tout comme l’helléniste Simone Weil :
« L’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine (…). Un être humain a une racine par sa participation réelle (…) à l’existence d’une collectivité (…). Il a besoin de recevoir la presque totalité de sa vie morale, intellectuelle, spirituelle, par l’intermédiaire de milieux dont il fait naturellement partie. »
Simone Weil, L’Enracinement, 1949
Nous venons au monde à la fois pour sentir et comprendre, à la fois au sein de notre pays, la France mais aussi et surtout au sein de notre civilisation, ce capital transmis, l’Europe. Sylvain Tesson parlant d’Homère dit très justement que ce dernier nous offre une conduite : celle d’un homme déployé dans un monde chatoyant et non pas augmenté sur une planète rétrécie. Il en va de même pour notre civilisation, notre terre ancestrale.
« La civilisation est d’abord un capital. Elle est ensuite un capital transmis. Car les connaissances, les idées, les perfectionnements techniques, la moralité se capitalisent comme autre chose. Capitalisation et tradition, — tradition c’est transmission, — voilà deux termes inséparables de l’idée de civilisation. Que l’un ou l’autre vienne à manquer, et la civilisation est compromise. Toute grande destruction, toute sédition de l’individu, toute rupture brutale avec le passé sont également funestes pour la civilisation. »
Jacques Bainville, Réflexions sur la politique, 1941
Si on y réfléchit un instant, l’Odyssée d’Homère est un poème de l’enracinement, du maintien des choses. Quand Ulysse revient chez lui, auprès des siens, sur sa terre d’Ithaque, il retrouve tout ce qui permet de combattre cette malédiction de la fluctuation, du mouvement perpétuel, du déracinement : « Qui est déraciné déracine » écrit Simone Weil ; « le déracinement déracine tout, sauf le besoin de racines » ajoute Christopher Lasch. Ce souci de la Terre, du patriotisme, c’est ce que les Grecs nous ont légué. Formés par la poésie d’Homère, une histoire mythique tournée vers l’idée qu’il n’y a rien de plus grand et de plus beau que de combattre pour et aux côtés des siens, de se sacrifier pour eux, pour les murs de sa Cité, le feu de son foyer, le bonheur de sa famille, ils avaient placé, avant tout le monde, au cœur de leur vie publique, ce sentiment patriotique nous rappelle Michel De Jaeghere. Ce sentiment qui fait naître un ardent amour de la patrie qu’il incombe de transmettre.
« Il n’est qu’un bon présage, c’est de combattre pour sa patrie. »
Homère, Iliade, Chant XII, 243, vers 800 – 725 avant notre ère.
La Terre, notre mère : prélude vital à l’enracinement de l’homme
« L’homme est un être terrestre, un terrien ». C’est par cette phrase clé que s’ouvre Terre et Mer de Carl Schmitt. En parlant de la Terre, il cherche à montrer que l’homme est « fils de la Terre », qu’il habite la Terre en terrien. C’est pour dire que l’élément natif de l’homme est la terre. Cette terre est faite de territoires et de pays, distincts les uns des autres, séparés par des frontières, cette limite hospitalière garante de la diversité du monde, selon la belle formule de Régis Debray. Cette terre fait partie d’un monde terrestre fait de lieux, d’ordres politiques distincts, de droits ancrés dans un sol et une histoire.
« La terre est appelée dans la langue mythique la mère du droit, écrit Schmitt. Ceci implique un triple enracinement du droit et de la justice. En premier lieu, la terre féconde porte en elle-même, au sein de sa fécondité, une mesure intérieure. (…) En deuxième lieu, le sol défriché et travaillé par l’homme montre des lignes fixes et qui rendent manifestes certaines divisions. (…) En troisième lieu enfin, la terre porte sur son sol ferme des haies et des clôtures, des bornes, des murs, des maisons et d’autres bâtiments. C’est là que les ordres et les localisations de la vie en société se voient au grand jour. Famille, clan, tribu et État, les modalités de la propriété et du voisinage, mais aussi les formes du pouvoir et de la domination, deviennent ici publiquement apparentes.[1] »
La mer, de son côté, est tout le contraire, puisqu’elle ignore les limites et les frontières naturelle, les montagnes, les forêts et les fleuves. « Il n’existe pas de pays océanique », observe Julien Freund. Par nature, la mer récuse toute partition, tout enracinement. La mer ne connaît que des flux et des reflux. « Sur les vagues tout est vague » disait Schiller, cité par Carl Schmitt[2].
Habiter la terre en terrien
Bien que tous les hommes soient des terriens, ils ne vivent pas tous sur une même terre indifférenciée et neutre. Être un homme c’est habiter une terre et s’y enraciner. L’homme habite un territoire déterminé, un peuple n’est fondé que dans son habiter historique et destinal. C’est ce que nous dit Heidegger dans sa conférence « De l’origine de l’œuvre d’art », publiée en 1950 :
« Dans l’œuvre du bâtir, du dire, ou du figurer, est conquis le là, le centre enraciné et déployé, dans lequel et à partir duquel un peuple fonde son habiter historique. […] C’est toujours vers la terre qu’un peuple est jeté, sa terre, le fondement qui se ferme sur lequel repose le là jeté. »
Dans une autre conférence datant de 1951, « Bâtir, habiter, penser », Heidegger ajoute :
« Être homme, écrit-il, veut dire : être sur terre comme mortel, c’est-à-dire : habiter. »
Pour l’exprimer d’une autre manière, l’homme ne peut se définir sans sa dimension communautaire, il a besoin des autres pour être pleinement lui-même. En tant qu’animal naturellement politique et social, il appartient d’une part à la nature conçue comme un ensemble de déterminations qui conditionnent une vie bonne en lui conférant sa mesure et ses limites et, d’autre part, il se situe naturellement dans une famille et c’est par une association de plusieurs familles proches que se forme une province, un peuple, une nation.
La nature est bien plus qu’une inspiratrice, elle détermine l’homme, le tempérament et la terre passe infiniment l’homme, en permanence et en stabilité. La solidarité la plus authentique qui puisse être est celle qui existe entre les hommes issus d’un même milieu naturel. Ces leçons de la terre, qui selon Barrès, sont celles du déterminisme et de la continuité. La tradition est vivante, les leçons de la terre et des morts sont pour aujourd’hui.
L’originalité et l’appartenance nationale de l’homme à la terre
« Ainsi devient-on l’homme d’une patrie, d’un métier, d’une civilisation, d’une religion. Mais pour se réclamer de tels Êtres, il convient, d’abord, de les fonder en soi. Et, là où n’existe pas le sentiment de la patrie, aucun langage ne le transportera. On ne fonde en soi l’Être dont on se réclame que par des actes. Un Être n’est pas de l’empire du langage, mais de celui des actes.[3]»
La vraie patrie est celle où l’on rencontre le plus de gens qui nous ressemblent nous dit Stendhal et José Ortega y Gasset rajoute que le droit le plus fondamental des peuples est d’abord celui de rester eux-mêmes. Rien n’est plus vrai quand on s’attache à comprendre ce qui rattache l’homme à la terre, à sa patrie charnelle. Il y a un sentiment de la patrie, de l’attachement aux racines, à la terre nourricière. C’est un sentiment fort et entier d’amour, c’est être prêt à se sacrifier pour elle car « le patriotisme est un sentiment organique, naturel, il ne demande pas à être justifié, fondé[4] ». Finalement, l’amour pour son peuple est tout aussi naturel que l’amour pour sa famille. Car la patrie est aussi une famille, d’un autre degré, d’une autre dimension : elle aussi, ce sont des liens intérieurs à nuls autres pareils, qui font son unité – langue, traditions culturelles, mémoires historique commune.[5] Il faut s’efforcer de la préserver contre toute forme de dissolution extérieure.
Le caractère national représente l’ensemble des traits psychologiques spécifiques qui se manifestent dans la façon de se comporter, de penser, de se vêtir, dans la tournure de son esprit. Ainsi le destin de chaque homme est déterminé par son caractère, sa personnalité, tout comme le destin d’un peuple comme nous le dit l’anthropologue et sociologue français Gustave Le Bon : à la différence de certains philosophes, ignorants de l’histoire primitive de l’homme et des lois de l’hérédité, selon lui, le caractère de chaque peuple est déterminant et fonde en lui sa puissance. En effet, derrière les institutions, les arts, les croyances, les bouleversements politiques de chaque peuple, se trouvent certains caractères moraux et intellectuels dont l’association forme l’âme d’un peuple. Ainsi formées par de lentes accumulations ancestrales finissant par composer un agrégat très stable de sentiments, de traditions, codifiant à travers les âges les nécessités auxquelles est soumise la vie de chaque nation.
Aristote nous le disait déjà à son époque, dans sa Politique, lors d’un développement consacré à l’organisation de la cité, il en arrive à définir le tempérament des peuples, leur caractère. Il livre ainsi un des premiers témoignages de la théorie des climats, nom donné à un ensemble de théories politiques soutenant que le climat influence de manière substantielle la société et les individus. Aristote déduit ainsi le caractère et le comportement politique des peuples du milieu dans lequel ils évoluent.
Plus proche de nous, c’est également ce qu’on retrouve chez Frédéric Mistral, ce grand défenseur de la Provence, qui dans son œuvre consacre une vision de l’homme intimement lié à la terre de ses ancêtres et à son héritage. Pour Mistral, comme chez Herder, philosophe et linguiste allemand de la fin du XVIIIe siècle, c’est sur le terrain littéraire, et grâce notamment à la poésie, que se décide la reconquête de l’âme nationale : la poésie est « la voix des peuples » nous dit Herder. Chaque période dans le déroulement de l’histoire contribue à manifester diversement le génie de la Provence, nous dit Mistral, et ce qu’il appelle « l’âme du pays, Amo de moun païs… », rejoint la conception de Herder pour qui l’essentiel, est de former des individus attachés aux traditions, aux libertés locales et, plus que tout, à la langue maternelle car la langue s’identifie à l’âme de la patrie.[6]
Le contact à la nature et le travail de la terre
« La terre est notre mère et notre épouse éternelle, et, pareille à toute femme, les dons qu’elle nous fait sont à l’échelle de nos propres richesses. »
Cette phrase de Ernst Jünger dans Le Cœur aventureux résume assez nettement ce que le contact à la terre représente pour celui qui travaille et se nourrit d’elle tout au long de sa vie. Elle est une mère nourricière, elle demeure et maintient l’homme, en permanence et en stabilité.
La nature est une inspiratrice, elle détermine l’homme et son tempérament. Aux yeux de Maurice Barrès, la solidarité la plus authentique est celle qui existe entre les hommes issus d’un même milieu naturel. Il pose sur la nature un regard d’artiste et de penseur. Barrès a toujours été sensible à la nature, bien qu’il ne soit pas un homme qui a une connaissance familière, intuitive, du sol, de l’eau, de l’air comme peut l’avoir un paysan ou l’homme proche de la terre, à l’instar de Gustave Thibon ou Henri Vincenot ; il se pose en artiste « qui sait goûter et peindre la particularité d’un paysage, c’est un écrivain qui a appris l’art de transcrire en mots l’émotion et la chose observée » et qui par cette entreprise à chercher à conquérir quelques esprits. Dans La Colline inspirée :
« (…) l’artiste triomphe s’il a su, grâce à son imagination, faire surgir un petit univers qui puisse émouvoir les âmes et faire résonner notre cœur… »
Partant, qui de mieux que le paysan pour décrire et montrer que la terre est intrinsèquement liée à la nature de l’homme ? La terre n’est pas seulement une terre nourricière, elle est la forme même de l’âme de l’homme. Il y a chez le paysan cet homme d’aventure, coureur des bois, du moins l’homme de la vie parmi l’herbe et la feuille. Nietzsche demandait d’être « fidèle à la terre » et qui de plus fidèle que la figure du paysan qui vit au contact avec la nature dont le corps est endurci par le travail de la terre ? Le paysan – cultivateur, artisan, marin – nous montre lorsque la civilisation bascule, qu’il convient toujours de se retourner vers les sources et de comprendre qu’il ne faut jamais lâcher la terre :
« C’est à la langue paysanne qu’il faut toujours revenir, car elle est le français même, base et sol, terrain de départ, cette terre qu’il faut toucher pour reprendre force et vigueur.[7] »
Pour Henri Pourrat, écrivain et ethnologue français, c’est au champ que se sont formés naturellement les conducteurs des peuples : « toute civilisation, tout goût, toute noblesse, commencent et ne se maintiennent que par les champs.[8] » Il rajoute que « c’est toujours de la terre qu’est venu dans la fraicheur tout renouveau, on peut même dire tout ordre, tout style, tout classicisme véritable. Toujours il faut revenir à toucher terre.[9] »
Très attaché à la figure du paysan, il voit en lui l’homme qui a affaire à la matière organisée, devenir une figure du passé : « le peuple, ce n’est pas la masse : c’est l’homme qui travaille, l’homme dans son champ, ou à son établi, ou dans sa maison ; c’est le contraire de la masse.[10] » Car en effet, l’homme a besoin de travailler et de surcroît travailler la terre qui le nourrit. Il en retire une certaine fierté, une valeur sentimentale, il veut sentir qu’il s’emploie, qu’il fait du bon travail. La terre donne à l’homme le sens de l’effort personnel.
Sensuellement attaché aux paysages de son enfance, le poète de Manosque Jean Giono, ardent défenseur de « la grande chose paysanne », décrit de son côté le paysan comme cet être seul à vivre en liaison directe avec la terre qui est une partie de son corps dont le travail ne répond qu’aux nécessités de son existence biologique : cet homme « entièrement naturel » et capable de contenir « toutes les forces, toutes les sèves, tous les sangs, toutes les herbes en lui, étant le monde, l’enfant toujours mûri, l’homme pur vivant au chaud tout roulé dans la mère des formes et des forces : étant la paysannerie.[11] »
Ce que nous cherchons à montrer ici, c’est que l’homme, quel qu’il soit, où qu’il soit n’est jamais séparé de la vérité terrestre et par son travail de la terre, vient fructifier ce terroir qui le nourrit, ce terroir qui est avant tout fait pour produire un fruit qui nourrit un peuple car c’est de la terre que « montent la sève des arbres et le sang des hommes. Elle s’identifie à la patrie.[12] »
À une époque axée sur le rendement quantitatif et le succès matériel voyant trop facilement dans la compétence technique l’unique source de l’efficacité, il est nécessaire de montrer que le contact et le travail de la terre offrent un remède.
« C’est au contact de la terre que la pensée devient sagesse, car la sagesse n’est pas autre chose que l’incarnation de l’idée[13] » nous dit Gustave Thibon. L’homme ne peut se sentir responsable que dans la mesure où il se sent lié, ces liens ne sont vrais que si ce sont des liens organiques car l’homme a besoin de la terre mais la terre a aussi besoin de l’homme car « comme l’arbre, l’homme déraciné tend à se flétrir.[14] » Partant, « un peuple qui n’a plus de vrais contacts avec son sol est mûr pour l’esclavage extérieur et intérieur. Mais tant que nous conservons nos racines, (…) la fidélité à la terre sera la gardienne de notre génie et de notre liberté.[15] »
C’est une fonction naturelle qui conduit à une sorte de symbiose entre la terre et l’homme. L’homme de bon sens est toujours un homme relié. C’est ce que Gustave Thibon nomme le réalisme de la terre :
« L’idée de réalisme nous parait commandée avant tout par l’idée de relation organique et d’équilibre vital. L’homme en effet n’est pas seul : il baigne dans un ensemble de réalités qui le dépassent et qui le nourrissent, et son degré de réalisme se mesure, dans chaque domaine, à son degré de communion et d’intimité avec un des éléments de cet ensemble.[16] »
Mais à l’ère de la modernité effrénée et du culte de la technique, l’homme réalise aujourd’hui que la nature rend les coups. Afin de faire prospérer notre espèce, l’homme prométhéen ne devrait-il pas se remémorer cette vertu bien oubliée qu’est l’humilité ? Cette vertu qui consiste à connaitre et à accepter ses limites et sa dépendance. C’est ce que montre notamment le forestier américain Aldo Leopold, pionnier de la pensée écologique et de l’éthique de l’environnement. Il ne cessera de pointer l’arrogance humaine qui conduit à la déforestation et à l’épuisement des sols.
Leopold part du constat que la nature a cessé de faire partie de la vie de l’homme moderne : il est « séparé de la terre par de nombreux intermédiaires, et une multitude de gadgets. Il n’a pas de relation vitale avec elle ; pour lui, la terre n’est que l’espace, entre les villes, ménagé aux cultures.[17] » Dans ce contexte, notre rapport à la terre n’est plus guidé que par des intérêts économiques. La terre n’est qu’une ressource comme une autre, et notre relation avec elle a cessé d’être organique et harmonieuse. Pour que naisse une véritable conscience écologique, il faut, selon Leopold, que l’homme prenne conscience qu’il fait partie d’une communauté formée de parties interdépendantes, entre les hommes et leur milieu, ce qui inclut les plantes, les animaux et les paysages : une « communauté biotique. »
La terre est avant tout concrète, particulière, localisée. De même que toute éthique impose des devoirs vis-à-vis de la communauté biotique :
« L’éthique de la terre élargit simplement les frontières de cette communauté au sol, à l’eau, aux plantes et aux animaux – en un mot : à la terre.[18] »
Enfin, comme nous le dit Sylvain Tesson, qui à travers ses récits de voyage et ses prises de paroles alertant sur la dévastation de nos forêts, de l’enlaidissement du paysage, le vandalisme du patrimoine et le désastre écologique : « Plutôt que d’accumuler les “datas” et les larmes, j’appelle à renouer le chant virgilien de l’homme dans la nature. »
La terre de France : centre géographique de l’Europe
De tout temps, les hommes se sont posé la question fondamentale de ce qu’ils sont : « Ils y répondent en invoquant le lignage, la langue, la religion, la coutume, c’est-à-dire leur identité, leur tradition.[19] » Pour le dire autrement, les hommes et les femmes ne sont pas des êtres uniformes, interchangeables au gré du vent et des époques, sans histoire ni appartenance. Ils ne sont pas « hommes par essence et Français par accident » comme disait Montesquieu.
« Être d’un peuple est l’ancrage naturel de l’identité.[20] ». Partant, un groupe humain ne peut faire peuple que s’il partage les mêmes origines, s’il habite un lieu, s’il s’ordonne un espace, s’il se donne des directions communes, une frontière entre l’intérieur et l’extérieur.
En France, l’identité française ne va pas de soi. Pour l’historien Fernand Braudel, la France est le mariage d’« émiettements obstinés » physiques et « d’invraisemblables accumulations » historiques. Par son ouvrage testament, L’identité de la France, Braudel nous le montre de la manière suivante : par le regard de la longue durée. Un Français, nous dit-il, c’est un condensé d’Européen, dont les origines stables datent d’au moins 5 000 ans, et dont les racines sont à rechercher loin dans la préhistoire. Il explique que les composantes anthropologiques, ethniques, culturelles et historiques de ce qui deviendra la France sont inséparables de celles de l’Europe, dont elle constitue la synthèse.
L’historien et géopoliticien autrichien Jordis von Lohausen a vu que la France est le vrai centre de l’Europe :
« la France, écrit-il, est la plaque tournante entre l’Allemagne et l’Espagne, l’Italie et l’Angleterre. Située au centre du continent européen, dans le voisinage le plus immédiat de l’Angleterre et attenante à la péninsule ibérique, elle forme le seul trait d’union entre la Méditerranée, l’Atlantique et la mer du Nord. Elle est entourée par les pays qui jadis engendrèrent l’Occident en tant qu’unité de vie. Tout le reste forme la périphérie, y compris l’Allemagne.[21] »
Contre les anciennes « valeurs universelles » de 1789, à ceux qui font de la France une simple idée ou un vague principe moral, Fernand Braudel répond dans L’Identité de la France :
« Comme si l’histoire n’allait pas jusqu’au fond des âges, comme si préhistoire et histoire ne constituaient pas un seul processus, comme si nos villages ne s’enracinaient pas dans notre sol dès le IIIe millénaire avant J.-C., comme si la Gaule n’esquissait pas à l’avance l’espace où la France allait grandir, comme si le départ du Rhin au Ve siècle par les peuplades germaniques (…) ne constituait pas à des siècles et des siècles de distance un trait contemporain vivant (…), comme si, dans notre sang, dans notre vie, l’hématologie rétrospective ne décelait pas la trace même des lointaines “invasions barbares”, comme si croyances autant que langues ne venaient pas vers nous des siècles obscurs du plus lointain passé. »
L’homme singulier enracinée : l’individualité contre l’individualisme
« L’homme « en soi » des Lumières n’existe pas. Il n’y a que des hommes concrets, fils d’une hérédité, d’une terre, d’une époque, d’une culture, d’une histoire, d’une tradition qui forment la trame de leur destin.[22]»
L’homme a besoin d’une maison, il a besoin d’un chez soi, il est né ici et non ailleurs, il a besoin de dire « chez nous », ce qui ne l’empêche pas de voir au loin une humanité partagée prendre forme à travers mille visages. Pour autant, l’homme abstrait n’existe pas, ce n’est pas une simple unité vivant au sein d’une masse indifférenciée. Comme nous le dit le penseur contre-révolutionnaire Joseph de Maistre dénonçant l’universalisme abstrait des Lumières : « J’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes, etc. ; je sais même, grâces à Montesquieu, qu’on peut être Persan : mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu.[23] » L’écrivain allemand Joseph Görres met l’accent sur la conscience populaire d’une même origine ethnique, cimentée par l’usage d’une même langue, l’attachement aux mêmes paysages, le respect des mêmes coutumes, la cohabitation dans les mêmes régions.
Il est important d’affirmer et de défendre l’homme en particulier car l’homme ne s’improvise pas, « Les hommes n’existent dans leur diversité que par ce qui les distingue, clans, peuples, nations, cultures, civilisations et non par ce qu’ils ont superficiellement en commun. Seule leur animalité est universelle.[24] » Partant, l’homme s’inscrit inévitablement dans une terre et de surcroît, chaque peuple existe en particulier, il a son originalité propre, il est pensé en relation avec une langue, une religion, des mœurs, des coutumes, des traditions :
« Quelle serait une société universelle qui n’aurait point de pays particulier, qui ne serait ni française, ni anglaise, ni allemande, ni espagnole, ni portugaise, ni italienne, ni russe, ni tartare, ni turque, ni persane, ni indienne, ni chinoise, ni américaine, ou plutôt qui serait à la fois toutes ces sociétés ?[25] »
L’écrivain Henri Vincenot, chantre de la « civilisation lente », homme enraciné dans sa terre de Bourgogne qui était pour lui une matrice généreuse et féconde, prônait aussi le retour à la terre, la littérature des racines. À la manière de Gustave Thibon, il appartient à cette race des écrivains-paysans, ces « rares hommes qui ont su unir les trois forces vitales : intellectuelle, manuelle et spirituelle » disait le journaliste Jean Madiran. Dans La Billebaude, il décrit son enfance ancrée dans une civilisation paysanne, forestière et artisanale, son adolescence, dans un petit village de Bourgogne. Il décrit également la fin du monde rural qui se voit perturber par la montée de l’individualisme et l’arrivée du progrès technique. Par son œuvre prolifique, Henri Vincenot montre l’importance vitale de l’appartenance à des communautés organiques, le caractère salvateur de l’enracinement, l’impérative nécessité d’une identité :
« Après absence, retrouver son terroir et sa race, c’est se retrouver soi-même et comprendre avec émerveillement de quelle façon on est particulier. Et ça vous renforce solidement dans vos singularités dont on voit naître, très loin, les plus profondes racines.[26] »
De son côté, Maurice Barrès, « chantre de l’enracinement et du nationalisme français », dont l’œuvre peut se définir comme une quête esthétique et politique de soi passant nécessairement par le « nous » provincial et national montre que l’individu ne peut devenir ce qu’il est sans l’acceptation de ses déterminismes. Maurice Barrès, qui s’est toujours levé contre l’anéantissement de l’originalité dans une société où la masse prend le pas sur l’individu : « Nul n’est mon semblable », affirme-t-il.
Bien que toujours resté passablement citadin, Maurice Barrès a eu le mérite d’être l’un des premiers à voir les conséquences néfastes du déracinement sur les esprits. Au fond, maintenir ce qui ne meurt pas : telle est la mission que s’est donné Barrès. Un combat fait pour ne pas laisser prévaloir les tendances au déracinement. Car ne plus pouvoir « s’accoter sur des mœurs héréditaires », sur les manières de sentir d’une région, ne plus pouvoir être dans la continuité d’une lignée, ne plus être héritier : voilà le déracinement selon Barrès.
Car l’enracinement désigne, a minima, l’identité de l’être et de l’habitation car « être homme, veut dire : être sur terre comme mortel ; c’est-à-dire habiter » nous dit Martin Heidegger. Laurent Dandrieu, parlant du christianisme, la religion de l’incarnation, note de son côté que :
« L’homme est un être enraciné, il aspire à l’universel – l’enracinement sans l’universel l’étouffe, l’universel sans l’enracinement le décharne.[27] »
Contre l’individualisme effréné qui plaide pour une funèbre liberté de ne penser qu’à soi et de ne vivre que pour soi, il faut plutôt affirmer que c’est en passant par un homme singulier, avec son individualité, dans son pays, sa terre natale, et dans son temps, que cette dernière s’est fait connaître, pour ensuite se diffuser de par le monde. En effet, car la différenciation et la hiérarchie sont nécessaires et respectueuses de la nature humaine comme le rappelle pertinemment Thibault Mercier citant l’écrivain russe Nicolas Berdiaev montrant que les personnes « se complètent et s’enrichissent mutuellement et qu’aucune n’en fait périr une autre[28] ». Dès lors, l’établissement de limites, de frontières devient une étape nécessaire à cette singularité.
Réhabiliter les frontières : la limite comme assurance de sécurité et de continuité historique
À la différence des tenants de l’idéologie open borders qui souhaitent se débarrasser de l’État-nation et ses frontières et qui rêvent d’une « planète lisse, débarrassée de l’autre, sans affrontements, rendue à son innocence, sa paix du premier matin, (…) d’où le Mal aurait miraculeusement disparu.[29] », Régis Debray écrit très justement que les frontières ne sont pas des obstacles arbitraires semés sur les pas des hommes comme on se plait à le prétendre de nos jours, mais la simple traduction concrète des Etats, l’apanage d’une puissance souveraine dont le but est d’assurer le bien commun.
Car là où il n’y a pas de frontières, il y a des murs, là où il n’y a pas de limites bien déterminées qui attestent que chaque partie reconnaît l’autre dans son indépendance et son identité, il y a hostilité, il y a guerre[30]. Contre le déracinement, la désidentification culturelle, la désincarnation politique, telle est l’importance des frontières permettant à chacun de protéger efficacement son foyer qu’il s’agit de préserver et de transmettre.
De plus, il est important de souligner, qu’anthropologiquement, tel que le définit le philosophe et anthropologue Arnold Gehlen, l’homme est un « être incomplet », inachevé à la naissance, se retrouvant libre et ouvert au monde, ce n’est que par la suite qu’il apprend à dominer son environnement, à le comprendre et à communiquer auprès des siens grâce à leur enseignement. L’homme est ainsi un « être de culture par nature », héritier d’une langue, d’une terre et porteur d’une culture qui fonde une vision du monde particulière. On revient à la définition antique d’Aristote définissant l’homme comme un être social, politique. De plus, la frontière a une valeur intrinsèquement politique dans la mesure où, en géopolitique, c’est en rapport avec elle que s’effectue la distinction entre amis et ennemis qui constitue le critère du politique.
Ainsi, l’émergence d’une culture est toujours liée à un territoire et donc à une frontière, une limite car toute culture est le produit de l’histoire d’un peuple donné, c’est-à-dire d’un groupe humain particulier sur un espace géographique délimité. Les frontières ne doivent donc pas être perçues comme des barrières, des carcans qui nous enferment mais plutôt comme les conditions d’existence des peuples dans leur diversité.
Revenir au réel par la défense de la personne enracinée au sein de la polis
La défense de l’identité, trop souvent stigmatisée comme la tentation d’un repli sur soi, d’un renfermement égoïste et méprisant de l’autre, n’est rien d’autre que la défense des patrimoines spirituels de l’humanité, patrimoines qui ne se transmettent qu’à travers ce que Simone Weil appelait l’enracinement, patrimoines qui se perdent ou s’égarent dans le déracinement, car « qui est déraciné déracine. Qui est enraciné ne déracine pas.[31] »
Être enraciné, c’est tout simplement savoir d’où l’on vient, de quelque part et non de nulle part, analyse brillamment le journaliste David Goodhart, c’est savoir l’apprécier à sa juste valeur et, surtout, c’est vouloir faire fructifier cet héritage immatériel en puisant dans le trésor de ses origines la matière du développement naturel de notre particularité :
« Être enraciné ne signifie rien d’autre que vivre d’une vie pleinement incarnée.[32] »
Partant, d’où ce besoin d’enracinement nous vient-il ? À la différence des Modernes ayant une vision idéalisée de l’homme universel dans laquelle l’homme, n’ayant plus aucune existence ontologique, se retrouve pris comme une unité de la masse indifférenciée, c’est en se tournant vers les Anciens que la réponse se trouve. En effet, la cité, nous dit Aristote dans ses Politiques, est une réalité naturelle et l’homme est par nature un être destiné à vivre en cité ; seul il perçoit le bien et le mal, le juste et l’injuste, et les autres valeurs ; or c’est la possession commune de ces valeurs qui fait la famille et la cité.
Dès lors, on peut affirmer que l’homme est un être spirituel, social et politique, il ne s’improvise pas. Il appartient à la nature conçue comme un ensemble de déterminations qui conditionnent une vie bonne en ceci qu’elle lui confère sa mesure et ses limites. D’autre part, il fait partie d’une famille, laquelle s’associe à d’autres familles proches pour former une cité. Cette cité, cette communauté est ancrée dans une réalité historique déterminé, se définissant en fonction de ses origines et des traditions qui la distinguent : l’ethnos.
Les Morts, notre héritage : la préservation de la longue mémoire
« Une civilisation est un héritage de croyances, de coutumes et de connaissances, lentement acquises au cours des siècles, difficiles parfois à justifier par la logique, mais qui se justifient d’elles-mêmes, comme des chemins, s’ils conduisent quelque part, puisqu’elles ouvrent à l’homme son étendue intérieure.[33] »
Tradition c’est transmission
L’individu qui vient au monde dans une civilisation trouve incomparablement plus qu’il n’apporte. Il suit de cette affirmation qu’une civilisation a deux supports. Elle est d’abord un capital, elle est ensuite un capital transmis. Capitalisation et tradition, voilà deux termes inséparables de l’idée de civilisation, écrit Charles Maurras. Ce qui compose ce capital peut être matériel, mais peut être aussi moral. De surcroit, la tradition vit en chaque homme, elle façonne l’homme, le perfectionne. Elle le précède et survit après lui. La tradition n’est donc pas absente, parce qu’il n’y a point de société sans tradition, ni d’hommes sans société. L’homme est un civilisé et à ce titre, il a beaucoup plus d’obligations envers la société que celle-ci ne saurait en avoir envers lui. En d’autres termes, il a bien plus de devoirs que de droits. L’homme est un débiteur, non un créancier, un homme de devoirs avant d’être un sujet de droits.
Alors, qu’est-ce que la tradition ? Le mot vient du latin traditio, tradere : livrer, transmettre. En ce sens, aucun homme n’échappe à la tradition, nous sommes tous les héritiers d’un immense capital de doctrines, d’usages et de coutumes qui est la base et l’aliment de toute civilisation. Comme le dit Dominique Venner, la tradition, c’est ce qui ne passe pas. En ce sens que la tradition n’est pas l’attachement stérilisant au passé. Le passé ne nous intéresse qu’en fonction du présent et du futur : « quand je vois pourrir les racines d’un arbre, je pense aux fleurs qui avorteront demain faute de sève », écrit Gustave Thibon. C’est la lignée ininterrompue d’un art, d’un rite ou d’un usage :
« chaque peuple porte une tradition, un royaume intérieur, un murmure des temps anciens et du futur. La tradition est ce qui persévère et traverse le temps, ce qui reste immuable et qui toujours peut renaître en dépit des contours mouvants, des signes de reflux et de déclin.[34] »
Ainsi, il importe à chacun de se plonger dans son passé car c’est notre vision du passé qui détermine l’avenir. En effet, il est impossible de penser le présent et le futur sans éprouver derrière soi l’épaisseur du passé, sans le sentiment des origines :
« (…) sentir le passé, c’est le rendre présent. Le passé n’est pas derrière nous comme ce qui a été autrefois. Il se tient devant nous, toujours neuf et jeune.[35] »
La tradition, comme pour les Romains, qui adoptèrent la pensée et la culture classiques grecques comme leur propre tradition spirituelle, est l’occasion de ne pas rompre le fil conducteur à travers le passé et la chaîne à laquelle chaque nouvelle génération doit s’attacher dans sa compréhension du monde et dans sa propre expérience. À l’instar de ce que nous dit Nietzsche :
« La beauté d’une race, d’une famille, sa grâce, sa perfection dans tous les gestes est acquise péniblement : elle est, comme le génie, le résultat final du travail accumulé des générations.[36] »
Hannah Arendt explique, dans La Crise de la culture, que si nous n’avons plus le souci du passé, le présent s’effondrerait et le futur deviendrait sombre, citant Tocqueville qui disait magnifiquement que si le passé n’éclaire plus l’avenir, l’esprit marche dans les ténèbres.
Elle ajoute qu’à l’époque moderne, la crise de l’autorité, notamment dans l’éducation, est étroitement liée à la crise de la tradition, c’est-à-dire à la crise de notre attitude envers tout ce qui touche au passé car pour l’éducateur cet aspect de la crise est particulièrement difficile à porter, car il lui appartient de faire le lien entre l’ancien et le nouveau, de transmettre le trésor de la civilisation. Sa profession exige de lui un immense respect du passé.
C’est d’ailleurs ainsi que les Romains concevaient le passé, comme un modèle, explique Arendt, ils considéraient les ancêtres comme de vivants exemples pour leurs descendants, l’esprit romain croyait même que toute grandeur réside dans ce qui a été, que la vieillesse est donc le sommet de la vie d’un homme et que, étant déjà presque un ancêtre, le vieillard doit servir de modèle aux vivants.[37]
Sans tradition ni culture ou héritage, l’homme est poussé vers le déracinement, la désidentification culturelle, la désincarnation politique car « l’homme sans culture semble étranger à sa propre humanité.[38] » Il s’apparente à l’homme-masse des sociétés modernes décrit brillamment par José Ortega y Gasset comme un individu indifférencié sans qualités spéciales, qui n’exige rien de spécial de lui-même, ne s’efforçant à aucune perfection et se laissant trainer à la dérive :
« notre temps se caractérise par l’étrange présomption de se croire supérieur à tout autre temps passé ; mieux encore : de feindre qu’il ignore tout ce passé, de ne pas y reconnaître des époques classiques et normatives, mais de se juger soi-même comme ayant une vie supérieure à toutes les anciennes et irréductibles à elles.[39] »
C’est aussi d’une certaine manière ce que Max Weber appelait « l’excitation stérile » de l’intelligentsia qui, sous l’influence de l’historicisme et d’un prétendu progrès qualitatif de l’humanité pense que d’être né plus tard que les autres serait un signe de supériorité. Il faut avoir confiance en l’homme car cela signifie qu’il est possible d’avoir d’améliorer les conditions de vie, de créer une meilleure concorde entre les hommes et les sociétés. C’est aussi reconnaître que ceux qui nous ont précédés n’étaient pas forcément des êtres médiocres. Le respect des idées implique aussi qu’on estime l’expérience et la tradition.[40]
À ce sujet, Nietzsche nous dit que celui qui a le sens de la tradition, « dépasse la vie individuelle, éphémère et fantasque, il s’identifie au génie familier de sa maison, de sa famille, de sa ville. Et parfois, au-delà des espaces ténébreux et confus des siècles, il salue l’âme de son peuple en qui il reconnaît sa propre âme.[41] »
Jean Raspail écrivait que « tout homme et toute nation a le devoir sacré de préserver ses différences et son identité au nom de son avenir et au nom de son passé ». C’est précisément ce que Maurice Barrès comprend après son Culte du Moi quand il aura cette expression en 1899 : « La Terre les Morts ». Il sent et comprend qu’il ne peut être complètement lui-même que s’il se situe dans la lignée qui lui a transmis la vie. Ainsi, il découvre le déterminisme de l’hérédité. Nos ancêtres « pensent et parlent en nous. Toute la suite des descendants ne fait qu’un seul être ». Partant, seule la connaissance du passé permet de dominer le présent. C’est notamment par l’œuvre de Frédéric Mistral que Maurice Barrès a pu comprendre cette vie du passé, un passé qui doit être saisi plus comme une permanence que comme persistance.[42]
Il faut savoir d’où nous venons si nous voulons parvenir à nous dépasser. Ce n’est que de cette façon qu’il sera possible de s’orienter sur les routes de l’avenir car en réalité, l’homme se tient sur une brèche, dans l’intervalle entre le passé révolu et l’avenir infigurable.[43]
De cette compréhension du passé, nous avons besoin d’un instrument qui permet d’appréhender ce grand courant d’hommes et de femmes qui ont déterminé ce que nous sommes : l’histoire. Par définition, l’histoire a pour objet l’étude des choses mortes, elle est une maîtresse de vie, « Magistra vitae » comme nous le dit Cicéron. L’histoire proprement dite naît en Grèce, comme à peu près tout ce dont notre civilisation européenne s’est nourrie, au Vème siècle avant J.-C. avec Hérodote. L’histoire permet ainsi de faire en sorte que le temps n’abolisse pas les travaux des hommes et que les grands exploits accomplis ne tombent pas dans l’oubli parce que ces exploits sont ceux de nos pères. Comme nous le montre Michel De Jaeghere, l’objet de l’histoire c’est d’être une nourriture de l’âme, son rôle est de nous faire mesurer le caractère tragique de notre civilisation tout en exaltant la splendeur et la variété des civilisations.[44]
La grande vertu de l’histoire est de nous révéler ce que nous sommes, de nous montrer l’importance de la préservation de la longue mémoire : « des nains juchés sur les épaules de géants » ; des « débiteurs insolvables » selon les mots de Jean Madiran, « des maillons d’une chaîne tendue à travers les siècles ; des passeurs qui ont reçu un héritage qu’il appartient de prolonger et de transmettre ; des héritiers à qui il revient de ne pas lâcher le témoin.[45] » Car rendre à un peuple et aux hommes qui le composent le sens de la profondeur historique, c’est révéler à ces hommes et à ce peuple la qualité de leur être et sa véritable dimension. C’est rendre à ce peuple la conscience de son appartenance historique.
Enfin, rappelons qu’il est important de préciser que le traditionalisme n’a pas pour fonction de continuer aveuglément le passé, car, s’il évite le déracinement, il peut en quelque sorte tuer l’esprit d’initiative. Tout ce qui est ancien n’est pas nécessairement vénérable, il y a des critères de discernement. La tradition vivante mérite, seule, notre considération. À la manière de Frédéric Mistral qui demande à la tradition des éléments actifs et utiles qui expriment ce qu’il appelle la « vido vidanto » (la vie vivante) du peuple et les caractères de son terroir.[46]
Les sociétés véritablement traditionalistes ne sont pas à ses yeux celles qui restent figées dans des formes archaïques. Charles Maurras, disciple de Mistral, dira même de lui qu’il est le docteur de nos traditions, qu’il aura incité le peuple provençal à reconnaître et à garder son âme.
Ainsi, la tradition, en reliant l’homme à ses origines, fortifie sa personnalité et la qualité de son être. Elle donne aux hommes, faisant partie de la société, le sentiment de participer à sa durée. Finalement, il n’y a que l’attachement au sol natal, à la langue, aux coutumes, aux traditions sociales, morales et religieuses qui permettent de préserver un peuple des dangers de l’uniformisation des mœurs et du déracinement physique et mental qui sont la conséquence de la civilisation modèle. Pour reprendre les mots du germaniste Armand Berger, la tradition tient du choix : la transmettre, assurer la relève et maintenir le patrimoine vivant, ou bien la laisser disparaître devant le nihilisme.[47]
Le conservateur : gardien de l’héritage indivis
« L’homme est conservateur, accumulateur, capitalisateur et traditionaliste d’instinct.[48] »
Plusieurs sentiments animent l’homme conservateur. La permanence, la continuité mais également la prudence ou l’humilité. Ayant le sentiment de faire partie d’un tout, d’une lignée, le conservateur ne se précipite pas, ne pas détruire est son mantra. Au fond, le conservateur est le véritable progressiste, car il n’est pas contre le progrès, il est seulement conscient qu’il faut trier ce qui est nouveau car ce n’est pas parce que quelque chose est nouveau que c’est forcément bien. Le conservateur n’est pas contre le progrès, il est contre la précipitation sans prudence vers le progrès. Le conservatisme est la conscience du permanent et de l’essentiel, c’est ce qui résiste au temps car un conservatisme trop borné s’opposerait à la vie, à l’élan créateur, et engendrerait des révolutions, autrement dit son contraire.
En réalité, le conservatisme doit être considéré comme l’un des principes religieux et ontologiques de toute société humaine nous explique Nicolas Berdiaev :
« Le conservatisme a une profondeur spirituelle, il est tourné vers les sources antiques de la vie, il est lié aux racines, il croit à l’existence d’une profondeur incorruptible et indestructible.[49] »
Les génies et les grands créateurs possédaient ce conservatisme des profondeurs. Avec le style mystique qui le caractérise, Berdiaev explique que ce qui détruit le passé, c’est le règne exclusif des principes révolutionnaires, qui détruit non seulement ce qu’il contient de périssable mais encore d’éternel et de précieux : « L’esprit révolutionnaire veut créer la vie future sur des cimetières, en oubliant les pierres tombales ; il veut s’établir sur les ossements des pères et de aïeux, mais il rejette et il nie la résurrection des morts et de la vie passé.[50] »
L’homme est un être de conservation, de manière instinctive, comme nous dit Maurras. La conservation, c’est le mot d’ordre de toute biologie. Nous sommes des êtres de conservation qui cherchons à nous maintenir en vie. Or, comme nous le dit le philosophe allemand, Ludwig Klages, à une époque où l’idéologie du progrès règne en maître :
« Le “progrès” ne fait pas ternir la vie, il la réduit également au silence. (…) Aucun doute, nous sommes à l’ère du déclin de l’âme.[51] »
Signe d’un conservatisme qui juge l’homme par son origine et non par sa vocation, il explique que la tragédie de l’homme occidental aujourd’hui, est une tragédie du déracinement. Les liens sont coupés entre l’homme et la terre maternelle. Ce qui a pour conséquence d’engendrer une mentalité qui détourne l’homme des vraies valeurs, du vrai, du beau et du bon (la « kalokagathie » des Grecs).
En effet, les hommes, les peuples, ont besoin d’avoir des hauts lieux où ils puissent venir se retremper, puiser un supplément d’âme. Tocqueville ne décrivait que le sommet de l’iceberg de l’égalitarisme avancé quand il disait à quel point il est difficile à un homme qui n’a pas de terres ni de traditions familiales à conserver d’éviter l’individualisme et de se considérer comme partie intégrante d’un passé et d’un avenir, et non comme un atome anonyme dans un continuum en évolution.
En France, c’est par le mouvement du classicisme que l’héritage est le mieux conservé. Parce que le classicisme est un instrument de conservation, de stabilité, si cher à Maurras notamment, qu’il est le maintien de l’ordre du langage car pour qu’il y ait dans l’avenir une littérature française, il faut en premier lieu qu’il y ait une France, un État solide qui se refuse aux rêveries cosmopolites et qui sauvegarde l’héritage amassé car « l’avenir appartient à qui recueille et sème l’éternelle fleur du passé.[52] »
Également, chez son ami Maurice Barrès, à qui on a trop souvent réduit sa doctrine politique au thème de la Terre et les Morts. Or, cette union des vivants et des morts n’est pas une idée nouvelle en littérature ou en politique. Que ce soit chez Auguste Comte, Ernest Renan, Hyppolite Taine ou encore Joseph de Maistre, elle est contenue dans la conception générale de la patrie telle que ce dernier en donne la définition :
« La patrie est une association, sur le même sol, des vivants avec les morts et ceux qui naîtront.[53] »
L’homme survit par l’héritage qu’il lègue, par les héritiers qu’il se donne, par le maintien à travers le temps des vertus de sa race. N’oublions pas que toute la culture européenne, latine, est fondée sur la tradition de l’antiquité, sur une relation organique avec cette dernière, elle contient donc déjà en son sein le principe conservateur. Le chef-d’œuvre de l’homme, c’est de durer disait Goethe. Et Maurras de déclarer : Les grands peuples vivent pour l’immortel.
Afin de préserver cette longue mémoire, ce miracle de la durée, quelles sont les composantes nécessaires ? C’est l’ensemble des traditions, c’est la culture, c’est ce qui constitue la vie sociale au niveau le plus élevé possible. La culture, déjà décrite plus haut, est le mode de vie dont la richesse constitue un peuple mais aussi ses coutumes, ses goûts, ses rites, ses dieux. En somme, tout ce qui unit des individus dans une communauté dans laquelle ils ont des racines, où s’expriment une volonté et une pensée communes. L’homme a besoin de culture et doit faire ce qui est nécessaire pour créer et maintenir des cultures. N’oublions pas que pour les Romains – le premier peuple à prendre la culture au sérieux –, une personne cultivée devait être quelqu’un qui sait choisir ses compagnons parmi les hommes, les choses, les pensées, dans le présent comme dans le passé[54].
De ces œuvres passées, il importe seulement de ne retenir que l’essentiel, le meilleur, c’est-à-dire les réussites séculaires qui se sont constituées par les disciplines, les hiérarchies, les constructions qui ont pris fondement dans le réel, la nature et la chose politique : « La vérité du conservatisme ne consiste pas à freiner celui-ci, mais à garder et à ressusciter l’éternel et l’incorruptible du passé.[55] »
Comme nous le dit si bien Simone Weil, qui nous invite à nous tourner vers le passé, vers nos racines, pour nous en nourrir :
« Il serait vain de se détourner du passé pour ne penser qu’à l’avenir. C’est une illusion dangereuse de croire qu’il y ait même là une possibilité. L’opposition entre l’avenir et le passé est absurde. L’avenir ne nous apporte rien, ne nous donne rien ; c’est nous qui pour construire devons tout lui donner, lui donner notre vie elle-même. Mais pour donner, il faut posséder, et nous ne possédons d’autre vie, d’autre sève, que les trésors hérités du passé et digérés, assimilés, recréés par nous. De tous les besoins de l’âme humaine, il n’y en a pas de plus vital que le passé. (…) Le passé détruit ne revient jamais plus. La destruction du passé est peut-être le plus grand crime. Aujourd’hui, la conservation du peu qui reste devrait devenir presque une idée fixe.[56] »
Face aux rêveries libertaires et égalitaristes, ces idéologies issues de la Révolution de 1789, il est nécessaire de préserver cette continuité, la chaîne des hommes d’hier, les racines des civilisations sont pratiquement indestructibles tant que n’a pas disparu le peuple qui en était la matrice, il est donc vital de se poser en défenseur de la civilisation et de défendre cette noblesse de l’origine ancienne.
L’homme de l’avenir sera celui qui aura la plus longue mémoire.
Michaël De Carvalho – Promotion Léonard de Vinci
Notes
[1] Carl Schmitt, Le Nomos de la Terre, PUF, Paris 2008
[2] Id., Ibid.
[3] Antoine de Saint-Exupéry, Pilote de guerre, Gallimard, 1942
[4] Alexandre Soljénitsyne, La Russie sous l’avalanche, Fayard, 1998
[5] Id., Ibid.
[6] Marcel Decremps, De Herder et de Nietzsche à Mistral, L’Astrado, 1974
[7] Henri Pourrat, Toucher Terre, Sang de la terre, Paris 1986
[8] Id., Ibid.
[9] Id., Ibid.
[10] Id., Ibid.
[11] Julie Sabiani, Giono et la terre, Sang de la terre, Paris 1988 ; Jean Giono, Le Poids du ciel, Gallimard, 1938
[12] Simone Fraisse, Péguy et la terre, Sang de la terre, Paris 1988
[13] Gustave Thibon, Retour au réel, H. Lardanchet, 1943
[14] Id., Ibid.
[15] Id., Ibid.
[16] Id., Ibid.
[17] Aldo Leopold, L’Ethique de la terre, Payot, 2019
[18] Id., Ibid.
[19] Dominique Venner, Histoire et tradition des Européens : 30 000 ans d’identité, Editions du Rocher, 2011
[20] Id., Ibid.
[21] Jordis von Lohausen, Les empires et la puissance, la géopolitique aujourd’hui, Le Labyrinthe, 1985
[22] Histoire et tradition des Européens : 30 000 ans d’identité, op. cit.
[23] Joseph de Maistre, Considérations sur la France : Suivi de Essai sur le principe générateur des constitutions politiques, Editions Complexe, 2006 (édition originale, 1797)
[24] Le siècle de 1914, entretien avec Dominique Venner, La Nouvelle Revue d’Histoire, 2006
[25] François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Flammarion, 2007 (édition originale, 1849)
[26] Henri Vincenot, La Billebaude, Denoël, 1978
[27] Laurent Dandrieu, Rome et Babel, Éditions Artège, 2022
[28] Nicolas Berdiaev, De l’inégalité, L’Age d’Homme, 2008 (édition originale, 1918) cité par Thibault Mercier, Athéna à la Borne, Pierre Guillaume de Roux, 2019
[29] Régis Debray, Eloge des frontières, Gallimard, 2010
[30] Id., Ibid.
[31] Simone Weil, L’Enracinement, 1943, Gallimard, 1949
[32] Bérénice Levet, Le Crépuscules des idoles progressistes, Stock, 2017
[33] Pilote de guerre, op. cit.
[34] Histoire et tradition des Européens : 30 000 ans d’identité, op. cit.
[35] Id., Ibid.
[36] Friedrich Nietzsche, Crépuscule des idoles, Folio essais, 1988
[37] Hannah Arendt, La Crise de la culture, Folio essais, 1989
[38] François-Xavier Bellamy, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre, Plon, 2014
[39] José Ortega y Gasset, La Révolte des masses, Les Belles Lettres, 2010
[40] Julien Freund, L’Essence du politique, Dalloz, 2003 (édition originale, 1965)
[41] De Herder et de Nietzsche à Mistral, op. cit.
[42] Yves Chiron, Barrès et la terre, Sang de la terre, Paris 1987
[43] La crise de la culture, op. cit.
[44] Michel De Jaeghere, La Compagnie des ombres, Les Belles Lettres, 2016
[45] Id., Ibid.
[46] De Herder et de Nietzsche à Mistral, op. cit.
[47] Armand Berger, Tolkien, l’Europe et la tradition : La civilisation à l’aune de l’imaginaire, La Nouvelle Librairie, 2022
[48] Charles Maurras, Mes idées politiques, Fayard, 1937
[49] De l’inégalité, op. cit.
[50] Id., Ibid.
[51] Ludwig Klages, L’Homme et la terre, R&N éditions, 2016
[52] Charles Maurras, Sans la muraille des cyprès…, J. Gibert, 1941
[53] Barrès et la terre, op. cit.
[54] La crise de la culture, op. cit.
[55] De l’inégalité, op. cit.
[56] L’Enracinement, op. cit.
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