La réforme des retraites devait régler pour un moment la question du financement des pensions, affirmaient ses laudateurs lors des débats, vifs, de l’année 2023. Cela sonnait comme une promesse qui rendait impératif le report de l’âge légal de la retraite de 62 à 64 ans. Mais, dès l’année suivante (nous y sommes !), le déficit du système s’élève à 5,8 milliards d’euros, simplement parce que les pensions ont suivi la courbe ascendante de l’inflation de l’année… passée. Cette revalorisation n’a, en soi, rien de choquant (en particulier pour les petites retraites, fort nombreuses en France) mais elle a ruiné financièrement la crédibilité d’une réforme déjà si difficile à faire passer et toujours pas acceptée dans l’opinion, principalement des Français actifs actuels et pas encore retraités.
En fait, il n’est pas impossible de penser que c’était le but de cette revalorisation inattendue au regard des velléités d’économies du ministre de l’économie Bruno Le Maire, en démontrant que le report à 64 ans, tous les comptes faits, était encore insuffisant pour assurer l’équilibre du système de retraites par répartition : après tout, et quelques médias et économistes libéraux le répètent à l’envi depuis déjà bien longtemps (1), n’est-il pas nécessaire de toujours travailler plus pour espérer une meilleure retraite, voire une retraite tout court (sic) ? Il y a quelques années pourtant, certains de ces libéraux, en particulier de la frange progressiste et transhumaniste, nous expliquaient doctement que les progrès des machines et de ce que l’on commençait à appeler l’intelligence artificielle, allaient libérer l’homme du travail : les machines, le numérique, l’énergie toujours plus prégnantes dans notre monde hyperconnecté sont bien là et, néanmoins, il est demandé aux personnes de toujours travailler plus, de produire (même du vent, d’une certaine manière…), pour pouvoir utiliser tous ces nouveaux moyens de communication et d’action pour consommer et nourrir un système qui ressemble de plus en plus à la roue du hamster dans sa cage… Car c’est bien la consommation qui, tout en invisibilisant au maximum le monde des producteurs, est la véritable motivation dans nos pays anciennement industrialisés, et le consommateur semble plus important que le producteur que, pourtant, il est aussi (à moins d’être rentier ou vivre de l’assistanat) pour s’offrir « l’objet de son désir » (2) : ainsi, et apparemment paradoxalement (le paradoxe n’est, ici, qu’apparence…), « Consommer pour produire », c’est bien la logique de la société de consommation, comme le signalait Thierry Maulnier il y a presque cent ans. « La société humaine s’oriente vers une organisation toujours plus parfaite des forces collectives. […]. La machine moderne doit produire à tout prix : on ne produit plus pour consommer, on consomme pour produire. De là naît un esprit nouveau, esprit barbare, […] mépris devant ce que la civilisation a de plus précieux, mépris de l’homme en fin de compte. » (3) Maulnier a bien repéré ce paradoxe qui pousse les sociétés à faire travailler sans fin les hommes (avec des machines de plus en plus performantes et productives, mais qui profite vraiment de la plus-value ?) pour qu’ils puissent satisfaire des besoins nouveaux créés, souvent, par la publicité, la mode puis l’habitude, ce « désir infini dans un monde fini » que dénonçait aussi l’économiste Daniel Cohen il y a quelques années (4). Mais cette société repose sur l’endettement : endettement purement financier (privé comme public), si l’on s’attache à la seule économie, mais aussi environnemental si l’on pousse plus loin la réflexion et comme le laisse entendre la formule de Cohen. Il me semble d’ailleurs qu’il n’est pas inutile d’intégrer cette donnée dans la pensée économique aujourd’hui…
La société de consommation est, en définitive, une société de consumation : non seulement des matières premières aujourd’hui surexploitées autant que gaspillées, mais aussi des civilisations et, en ce qui nous intéresse ici, des hommes : que l’on rajoute des machines, de l’intelligence artificielle et une rapidité de plus en plus marquée des processus de production et de distribution, rien ne changera fondamentalement et les libéraux expliqueront, de progrès en progrès, que néanmoins, « il faut travailler plus » alors même que la productivité par travailleur a littéralement explosé depuis 1945 et que jamais la production de biens et de services n’a été aussi élevée dans le monde ! Sans doute aussi parce que cette société-là repose sur l’idée d’une Croissance infinie, toujours nécessaire pour faire marcher le système contemporain comme la dose d’héroïne l’est pour le malheureux drogué dépendant… Le grand enjeu des années prochaines sera, bien au contraire, de trouver les moyens de « la prospérité sans la croissance », et de remettre « l’économie au service des hommes, et non l’inverse », comme le soulignait il y a déjà plus de quarante ans le pape Jean-Paul II. Difficile, impossible ? Difficile, sans doute ; impossible, sûrement pas ! Mais nécessaire, quoiqu’il en soit…
Notes : (1) : L’année 2011 peut-elle être considérée comme point de départ de cette campagne libérale ? C’est en effet en janvier 2011 que la Commission européenne a rendu public son souhait de voir passer l’âge légal de départ à la retraite à 67 ans dans tout l’espace de l’Union européenne, et cela sous la pression de l’Allemagne, elle-même plombée par sa démographie vieillissante. A l’époque, l’information était passée quasiment inaperçue en France, et la seule réaction dans la rue à cette volonté si peu sociale de la Commission européenne fut celle d’une poignée de royalistes sociaux, en un samedi de février 2011 à Paris, poignée dont j’étais… Notre protestation, qui prenait surtout la forme d’un avertissement à nos concitoyens, fut accueillie par un large scepticisme et une grande indifférence des badauds de ce samedi-là : personne ne croyait que l’âge légal de départ à la retraite pouvait à nouveau augmenter alors que, quelques mois auparavant, le gouvernement Fillon l’avait fait, légalement mais difficilement, passer de 60 à 62 ans… Eternels Cassandre, sans doute, notre mise en garde paraissait totalement décalée : et pourtant…
(2) : En somme, pour faire simple : le système de la société de consommation, c’est « Consommer pour produire » (et faire consommer, par la publicité, la mode et le crédit, qui n’est rien d’autre qu’un endettement privé, mais aussi public), et c’est le système dominant et même hégémonique depuis Henry Ford et sa Ford T, tandis que les hommes désormais insérés dans ce système, eux, doivent produire (ou avoir des rentes) pour consommer, pour pouvoir consommer…
(3) : Thierry Maulnier, « A la recherche d’un avenir », La Revue des Vivants, 1931, cité par Nicolas Kessler dans sa préface de « Grandeur de la Monarchie », du même Thierry Maulnier, réédité par les éditions de Flore, 2024. A lire absolument !
(4) : Dans ce système, la consommation rend l’homme esclave de ce désir suscité qui devient, rapidement, une sorte de besoin irréversible pour lui : l’exemple du téléphone mobile en est sans doute le plus significatif et terrible, puisque, désormais et selon les enquêtes d’opinion, plus de 90 % des personnes affirment ne pouvoir se séparer de, voire vivre sans leur téléphone portatif qui, pourtant à l’origine, n’a qu’une utilité réelle plutôt limitée sans être inexistante, d’ailleurs.
(à suivre : quelles solutions pour une abrogation crédible de la réforme des retraites de 2023 ? Les propositions, pistes et perspectives avancées par les Royalistes sociaux ; la problématique démographique ; la grande question du travail ; la prise en compte de la pénibilité et de la profession, etc.)
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