La branche anatolienne des langues indo-européennes est celle qui pose le plus de problèmes aux linguistes dans la reconstruction de la famille indo-européenne. Les langues procédant de ce rameau sont à la fois les plus anciennes attestées de manière écrite grâce à des hiéroglyphes et des tablettes cunéiformes de l’âge du Bronze, mais aussi les plus divergentes, à tel point que des linguistes postulent l’existence d’une plus vaste famille « indo-anatolienne », regroupant d’un côté les langues indo-européennes et de l’autre les langues anatoliennes. Une certaine historiographie turque veut absolument en faire une civilisation autochtone, tandis que les paléogénéticiens les plus renommés (David Reich dans un article (1) polémique en 2022) ont voulu placer l’origine des langues indo-européennes en Anatolie, au mépris de tout bon sens. De nouvelles découvertes suggèrent l’existence de deux migrations vers l’Anatolie très anciennes depuis un espace compris entre l’est de l’Ukraine et la Volga avant les migrations plus connues de la culture de Yamna. Qu’en est-il réellement ?
Qui sont les Hittites et autres Indo-européens d’Anatolie ?
Au sein de la branche anatolienne, la langue hittite a reçu énormément d’attention, d’une part car elle a été déchiffrée en premier, dès 1917, par un linguiste tchèque, d’autre part car elle était la langue administrative d’un empire puissant de l’âge du Bronze du Proche-Orient, l’Empire hittite, qui avait une correspondance diplomatique soutenue avec ses voisins égyptien et assyrien. Enfin, la quantité d’écritures est très importante. Créé en – 1650 par le roi Labarna autour de la capitale Hattuša, le premier royaume hittite devint un empire puissant avant sa chute autour de – 1180 lors de l’effondrement de l’âge du Bronze. D’autres langues anatoliennes (louvite, palaïte, lydien, lycien) ont perduré jusqu’à l’âge du Fer et sont attestées depuis l’âge du Bronze dans une aire territoriale couvrant toute l’Anatolie. La langue louvite est même l’unique langue connue attestée sur le site archéologique de Troie (par un sceau), le roi Priam et le nom Ilion (autre nom de Troie) peuvent même s’expliquer par la langue louvite. La langue hittite est attestée quelques siècles avant la naissance du premier royaume hittite jusque vers – 1900 par des tablettes mésopotamiennes en akkadien sur le site archéologique de la ville de Kaneš contenant des noms de personnes apparentés au hittite. En outre, des noms de personnes indo-européens anatoliens liés à la fondation de la ville d’Armi (les archéologues pensent qu’elle se trouvait dans le nord de la Syrie) ont été retrouvés dans des tablettes encore plus vieilles récemment dans l’archive palatiale du royaume sémitique d’Ebla entre -2500 et – 2400 au nord de la Syrie. La guerre en Syrie a malheureusement mis fin aux fouilles et le site fut pillé.
L’avancée de la recherche en paléogénétique a peut-être enfin réglé la question de l’origine de la langue hittite. Plusieurs problèmes se posent aux indo-européanistes et généticiens. La reconstruction par les linguistes n’a pas encore tranché la date d’arrivée de ce groupe de langues en Anatolie, ni le moment de leur séparation. Tout d’abord, les avancées de la mythologie comparée et notamment les travaux de Georges Dumézil au sujet de la tripartition (la division en trois parties de la société indo-européenne primordiale théorique associée à un panthéon divin du même type) ne semblent que peu s’appliquer à la religion et à la structure sociale des Indo-Européens d’Anatolie. Les substrats autochtones sont tellement forts que leur religion est syncrétique et n’a que peu à voir avec la reconstruction dumézilienne fonctionnant avec la majorité des branches non-anatoliennes (Celtes, Italiques, Germains, Indo-Iraniens…). Les Hittites sont en effet un syncrétisme entre un peuple apparenté aux Indo-européens d’Europe et des peuples autochtones, les Hattis et les Hourrites, dont nous connaissons des aspects de la langue et de la religion par les textes et l’iconographie. Toujours avons-nous le dieu solaire des Louvites, Tiwaz, dieu des serments et dieu « père » dont le nom et la fonction sont identiques chez les Germains, et dont le nom est évidemment apparenté à Zeus ou Jupiter. Il est même possible que les grands fondamentaux indo-européens identifiés par Dumézil soient postérieurs au départ des « Anatoliens ». De plus, aucune migration massive ancienne venant des steppes ne semblait visible dans l’histoire génétique anatolienne, contrairement à l’Europe où les migrations de la culture de Yamna, de la Céramique cordée ou encore du Campaniforme à la fin du Néolithique (entre – 3300 et – 2000 approximativement) ont bouleversé le génome européen. Enfin, les langues anatoliennes indo-européennes sont très déformées par les substrats locaux, ce qui confirme l’idée d’une migration minoritaire ayant parvenu à dominer politiquement des peuples autochtones restés majoritaires. Le hittite ressemble parfois à de l’anglais « globish » mal parlé par des Français, comme si des autochtones avaient parlé à travers leur propre langue maternelle une nouvelle langue imposée.
Que nous dit la génétique ?
1°) Une migration précoce de la steppe vers l’Anatolie repérée par de l’ADN ancien
Contrairement à l’étude de paléogénétique de 2022, la nouvelle grande étude de 2024 de Harvard par David Reich et consorts (Iosif Lazaridis et l’archéologue David W. Anthony notamment), intitulée sobrement The genetic origins of the Indo-Europeans, montre l’existence d’une migration depuis la basse Volga vers l’Anatolie à une date qui correspondrait à la diffusion des langues anatoliennes (ou du moins une partie d’entre elles). Cette infographie issue de l’article est très claire :
Une arrivée précoce d’ADN steppique en Anatolie aurait eu lieu avant – 4000 et serait associée au cluster 1 de la carte, montrant un métissage entre l’ADN du site de la moyenne Volga Berezhnovka-2 et des individus du sud-Caucase du site d’Aknashen. Ensuite, une fois arrivés dans l’est de l’Anatolie, l’étude de Reich note un mélange avec à la fois de l’ADN nord-mésopotamien du site de Cayönü et de l’anatolien. Malgré l’éloignement génétique important du lignage puisqu’on parle d’ancêtres paternels directs communs avec les principaux marqueurs steppiques connus pour avoir diffusé les langues indo-européennes il y a une dizaine de milliers d’années par rapport à aujourd’hui, les squelettes de la culture de Khvalynsk montrent un ADN autosomal (sur les paires de chromosomes non sexuels) apparenté aux Yamnayas, par les femmes donc. Cela indique une parenté et proximité de ces différents groupes steppiques malgré parfois des chromosomes Y éloignés. Cette migration est potentiellement vectrice du hittite.
2°) L’analyse des lignées patrilinéaires « steppiques » en Anatolie
Cette première migration concerne le marqueur patrilinéaire (présent sur le chromosome Y) R1b-V1636. Il est né en – 13600 mais n’a commencé à se diversifier que vers – 4600 d’après l’horloge biologique (son TMRCA est daté à – 4600 ans, le TMRCA est The More Recent Common Ancestor). C’est un parent éloigné des marqueurs déjà associés à la diffusion des langues indo-européennes au sein des cultures de Yamna et de la Céramique cordée. Le sous-clade Y106006 a été trouvé par l’article de Reich/Lazaridis 2024 dans la culture steppique de Khvalynsk, notamment le stade Khvalynsk II. Une précédente étude de 2020, intitulée « Genomic History of Neolithic to Bronze Age Anatolia, Northern Levant, and Southern Caucasus » (https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0092867420305092, présentait un échantillon portant ce marqueur dans une tombe à haut statut social du tell d’Arslantepe en Turquie vers – 3200. Ce site archéologique classé à l’Unesco possède des phases ultérieures hittites. L’article de Reich/Lazaridis observe aussi ce lignage en Arménie vers – 2500. Il a aussi été séquencé sur le site de Progress 2 juste au nord du Caucase en – 4800, près de mille ans avant l’apparition de la culture caucasienne de Maykop. Le lien avec Maykop n’est pas encore bien compris. Un homme de Khvalynsk selon l’étude de Reich 2024, porteur du marqueur patrilinéaire mentionné ci-dessus, porte la lignée maternelle directe H2a aussi présente dans Maykop plus tard.
Toutefois, ce marqueur est aujourd’hui peu diffusé en Anatolie et au Moyen-Orient, mais avec quelques porteurs actuels en Turquie et jusqu’au Koweït, l’Irak et le Qatar. Une autre migration venue des steppes et pré-Yamnaya plus généralisée à l’ensemble de l’Anatolie a eu lieu à une date indéterminée. Nous la connaissons cette fois-ci par ses descendants actuels en lignée masculine avec les porteurs du marqueur R1b-PF7562, un lignage qui s’est séparé vers – 4400 d’après l’horloge biologique de celui (R1b-L23), qui donnera les lignées des Yamnayas (la culture de Yamna ou culture des tombes en fosse dure de – 3300 à – 2400 environ, et s’étend de la vallée du Danube au sud de l’Ukraine jusqu’aux rives de la Volga ; elle fait partie des cultures qui ont diffusé les langues indo-européennes) et celles de la Céramique cordée d’Europe centrale (la culture de la Céramique cordée, née vers – 3000, est le principal vecteur des langues indo-européennes). Nous ne pouvons déduire son parcours entre la steppe et l’Anatolie qu’en étudiant sa structure interne et les branches non-anatoliennes, significatives en Albanie et en Grèce dès l’âge du Bronze. Cette deuxième migration s’est donc déplacée en suivant le bord de la mer Noire par les Balkans avant d’entrer en Anatolie par le nord-ouest. Il y a fort à parier par ailleurs que, comme la précédente, elle ait assimilé des hommes non-indo-européens et diffusé des marqueurs patrilinéaires plus difficiles à trouver car plus divers. Des cultures de type « kourgane » (nom turc désignant les tumulus) antérieures à celle plus célèbre de Yamna sont visibles dès le IIIe millénaire avant notre ère sur le pourtour ouest de la mer Noire, comme celle d’Usatove en Moldavie ou celle d’Ezero en Bulgarie. Cette culture d’Ezero en particulier qui a duré entre – 3300 et – 2700 montre de claires connexions archéologiques avec le nord-ouest de l’Anatolie qui sera plus tard désigné comme la Troade.
L’existence de deux migrations distinctes perceptibles par la génétique obligera sans doute les linguistes à réévaluer la naissance de ce rameau anatolien, qui contient peut-être plusieurs rameaux. Ce trajet aurait l’avantage d’expliquer les toponymes de type anatolien (surtout louvite) que l’on retrouve encore en Grèce, comme le fameux « Parnassos » (mont Parnasse).
La question ouverte des échanges linguistiques
Ces migrations anciennes que nous commençons à peine à étudier peuvent expliquer certains contacts précoces entre l’indo-européen et le proto-sémitique qui se perçoivent par des emprunts réciproques, principalement vers le proto-sémitique. Nous aurions acquis par le commerce le nom du taureau, *θawr en sémitique, tandis que le sel sémitique serait du sel « moulu » indo-européen provenant des steppes d’Europe orientale, *milḥ. Le nom de la déesse mésopotamienne Ishtar (aussi appelée Inanna) s’expliquerait par la racine *h2ster qui a donné l’astre, l’étoile, « star » en anglais, entre autres étymologies surprenantes mais qui font encore débat parmi les sémitologues, peu enclins à accepter que des concepts importants de leur famille de langues proviennent de l’indo-européen. Gageons que la découverte par la paléogénétique de ces migrations précoces de l’Europe orientale vers le Proche-Orient finira par trancher en faveur de la réalité de ces contacts.
(1) « The genetic history of the Southern Arc: A bridge between West Asia and Europe », in Science
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