samedi 15 juin 2013

Géopolitique arctique

La course aux ressources énergétiques et minières pousse les entreprises et les États à prospecter des régions qui l'ont été encore bien peu. Le Grand Nord, à savoir le monde arctique, fait partie de celles-ci. Semblant se préciser, la fonte de la banquise attise les convoitises et ouvre un nouveau chapitre géopolitique dans la mesure où elle laisse prévoir l'ouverture de nouvelles routes maritimes. Il importe donc de s'intéresser à cette région.
UNE HISTOIRE RÉCENTE
La zone arctique recouvre 14 millions de km² constitués de l'Océan arctique - qui n'est autre que le nord de l'Océan atlantique - du Groenland (avec 2 170 000 km²), des littoraux septentrionaux des continents eurasiatique et américain et des archipels qui en dépendent. Peuplée de quelques milliers d'Esquimaux, dont les plus connus sont les Inuits, elle est longtemps restée hors de l'histoire. Elle demeurait le théâtre des exploits d'explorateurs dont certains ont laissé leur patronyme à la topographie comme Barents en 1595, Hudson en 1607. Puis s'illustrèrent Nansen en 1895 et Peary qui atteignit le pôle nord en 1909 avant un Nobile ou un Paul-Emile Victor.
Cependant, depuis le XVIIIe siècle, elle fut progressivement occupée et acquise par plusieurs États qui, aujourd'hui, se partagent la souveraineté du monde arctique : le Danemark, la Norvège, la Russie, le Canada et les États-Unis.
Vers 1721, le royaume dano-norvégien installait des stations de commerce et de mission sur la côte occidentale du Groenland. Puis furent occupées d'autres iles, tel le Spitzberg - ou Svalbard - devenu Norvégien lorsque la Norvège redevint indépendante en 1905. Elle annexa en outre l'ilot inoccupé de Jan Mayen en 1929.
La Russie commença sous Pierre le Grand à explorer les 10500 kilomètres de côtes arctiques qui séparent les actuelles villes de Mourmansk et de Providonia. Elle établit plusieurs stations sur le littoral arctique avec quelques villes au débouché des fleuves, telles Arkhangelsk sur la Dvina du Nord, Norilsk sur l'Ienissei et Tiksi sur le delta de la Lena.
Le Canada, à l'exception de la ruée sur l'or du Klondyke, décrite par Jack London, ne commença à s'intéresser à ses rivages arctiques qu'à l'époque de la Guerre froide et avec le développement de l'aviation.
Les États-Unis se retrouvèrent puissance arctique en 1867 lorsque le secrétaire d'État Seward acheta les 1 777 000 km² de l'Alaska à la Russie. La Guerre froide et la découverte du pétrole de Prudoe Bay en 1968 suscitèrent l'intérêt du pouvoir fédéral pour cette vaste contrée.
DES LIMITES TERRITORIALES IMPRÉCISES
La prise de possession récente du monde arctique fait qu'il n'est pas internationalement stabilisé. Les différends sont nombreux et concernent avant tout le domaine maritime. Nous allons illustrer cela à travers les trois fonctions de la mer : source de richesses, voie de communication, domaine de puissance.
Contrairement à l'Antarctique, considéré comme « Patrimoine commun de l'humanité » depuis la Convention de Madrid de 1999, l'Arctique n'est pas encore réparti entre les États riverains. Il est régi par la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer de 1982. Il n'est propriété de personne mais les États "possessionnés", à savoir Canada, États-Unis, Danemark, Norvège, Russie, peuvent exercer leur souveraineté sous la forme d'une « zone économique exclusive » sur une bande côtière de 200 milles et au-delà s'ils prouvent que les fonds marins qu'ils revendiquent sont le prolongement de leur plateau continental.
La délimitation du plateau continental est donc devenue un enjeu majeur : chaque État polaire s'efforce de disposer de la surface la plus étendue. C'est ainsi que le 2 août 2007, la Russie, avec l'expédition « Arctique 2007 », faisait plonger à partir du vaisseau Akademik Fedorov à l'aplomb du pôle nord, par plus de 4200 m de fond, deux bathyscaphes chargés, l'un d'y planter le drapeau russe et l'autre de ramener des échantillons de roche devant montrer que les dorsales sous-marines de Lomonosov et de Mendeleïev, situées sous 4 à 5000 m de fond, sont la continuité géologique du plateau continental russe.
Dès le 3 août, le gouvernement canadien répliquait en lançant un exercice militaire d'envergure, l'opération Nanook 07, près de la Baie d'Hudson. Le 10 août, c'étaient les États-Unis qui lançaient dans l'Arctique une expédition militaire destinée officiellement à effectuer des relevés topographiques arctiques. Quant aux Danois, ils ont organisé une expédition destinée à montrer que la dorsale de Lomonosov se rattache au Groenland et que la zone revendiquée par les Russes est en réalité danoise. La Norvège, pour sa part, a décidé de transféré son centre militaire opérationnel à Bodo, face au Svalbard.
En octobre 2010, le brise-glace à propulsion nucléaire Rossiïa a installé au Pôle Nord la station scientifique dérivante SP-38 (Pôle Nord-38). Si la science reste l'objectif officiel, la mission est chargée de réunir des données pour déterminer à qui appartient le plateau continental arctique. Huit echo-sondeurs permettront de dresser une coupe sédimentaire du plateau continental afin d'apporter des preuves de la souveraineté russe sur certaines portions de l'Océan arctique et en particulier sur la dorsale Lomonossov, les cartes bathymétriques étant encore assez imprécises avec des incertitudes de 500 mètres.
Le Canada et les États-Unis s'opposent fortement sur des limites frontalières, tel le détroit de Dixon, porte du Grand Nord sur la côte pacifique revendiqué par les deux États, la délimitation du territoire du Yukon en Alaska sur la mer de Beaufort mais plus sûrement encore sur la délimitation du plateau continental arctique. Cette question multiplie les contentieux entre tous les États : États-Unis, Russie, Canada mais aussi entre la Norvège et le Danemark à propos de l'ilot de Jan Mayen situé à mi-chemin entre la Norvège et le Groenland.
L'ENJEU DES RESSOURCES PÉTROLIÈRES ET MINÉRALES
De telles tensions sont suscitées par d'importants enjeux économiques à savoir, outre les ressources halieutiques, la prospection et l'exploitation des gisements de pétrole et de gaz extrêmement prometteurs. La convention signée le 10 décembre 1982 à Montego Bay en Jamaïque sur le droit de la mer, destinée à régler l'attribution de l'exploitation des ressources maritimes, laisse pendants plusieurs contentieux arctiques : la Russie et la Norvège entretiennent des relations conflictuelles à propos de l'archipel norvégien des Svalbard autour duquel les Russes refusent aux Norvégiens le droit d'y installer une zone économique.
Les enjeux énergétiques sont d'autant plus importants que, selon l'Agence gouvernementale américaine des ressources naturelles (USGS), l'Arctique recèlerait près du quart des ressources énergétiques non découvertes mais techniquement exploitables de la planète. Il s'agirait, non seulement d'hydrocarbures mais aussi de gisements de nickel, de manganèse, d'or, de plomb.
Le nord-Canada et l'Alaska disposent d'immenses gisements de gaz naturel qui commencent à être exploités mais aussi du diamant qui fait d'ores et déjà du Canada le troisième producteur mondial de diamant en attendant d'être le premier. La Russie disposerait de 30 % des réserves mondiales de gaz et de pétrole, 60 % des réserves mondiales de charbon, de nombreux gisements de métaux rares, comme le nickel, le cobalt.
Les réserves de pétrole de la mer de Beaufort, de l'ordre de 15 milliards de barils, sont une richesse que ni Ottawa, ni Washington ne veulent abandonner. De même le détroit de Dixon a pour enjeu les zones de pêche et d'exploitation de fonds marins estimées receler des richesses.
Le différend entre la Norvège et la Russie en mer de Barents s'explique certes par l'enjeu stratégique qu'il représente pour Moscou mais aussi parce que d'importants gisements pétroliers et gaziers y ont été découverts dans les années 1980.
De même les contentieux liés à la pêche sont multiples entre les Canadiens et les Danois en Mer de Baffin, autour de l'île de Hans, à mi-chemin entre le Groenland et l'île canadienne d'Elesmere, îlot revendiqué à la fois par Ottawa et Copenhague.
Le Canada a entrepris de veiller jalousement sur ses prérogatives d'État souverain en Arctique en commandant des frégates militaires et a mis au point le projet « polar Epsilon » comprenant l'usage d'un satellite pour assurer la sécurité maritime et continentale des régions arctiques du Canada. Les premiers ministres Paul Martin et Stephen Harper en sont les promoteurs. Des manœuvres militaires d'importance sont régulièrement organisées dans le Grand Nord canadien. En 2007 a été mis en chantier le premier port militaire arctique en eaux profondes sur l'île de Baffin à Nanisivik. Néanmoins, le Canada manque de moyens pour assurer lui-même la totalité de sa défense et a été conduit à renouveler en mai 2006 l'accord NORAD (North American Aerospace Defence Command) ou « Accord nord-américain de défense aérospatiale » qui le lie aux États-Unis.
L'ENJEU DES ROUTES MARITIMES
L'actuelle fonte de la banquise fait que l'Arctique et ses huit mers - Barents, Kara, Laptev, Sibérie orientale, Tchouktches, Beaufort, Wrangel, Lincoln - s'ouvrent au monde.
Les routes maritimes de l'Arctique présentent l'avantage de réduire les distances. Si la banquise continue de fondre, de nouvelles routes maritimes vont s'ouvrir et les convoitises redoubler. Américains mais aussi Chinois, Européens veulent avoir voix au chapitre. Les Américains, épaulés en cela par l'U.E., le Japon et la Chine, revendiquent la liberté des mers, soutenant qu'une route commerciale reliant deux océans doit relever du statut juridique des eaux internationales. Contrôlant la majeure partie du passage du Nord-Ouest, le Canada ne l'entend pas ainsi, le passage concerné se trouvant à l'intérieur de la zone des 200 milles des eaux territoriales et veille jalousement sur cette prérogative souveraine.
Les termes de la question sont identiques en ce qui concerne l'autre passage arctique, à savoir le « passage du Nord-Est », le "Sevmorpout" qui longe la côte sibérienne. Ouvert toute l'année de Mourmansk à Doudinka, il est ouvert l'été entre Dikson et Vladivostok.
La fonte partielle de la banquise permettrait, au moins l'été, d'ouvrir des routes maritimes raccourcissant de 11200 à 6500 milles nautiques la distance entre l'Asie du Nord et l'Europe, soit 40 %. Toutefois, le passage du Nord-ouest souffre de l'étroitesse des chenaux - 900 m et à faible tirant d'eau : 12 mètres -, des fortes marées et des tempêtes fréquentes. Son aménagement est coûteux, car il nécessite de disposer d'hélicoptères de surveillance, de navires à coque renforcée, de systèmes de navigation sophistiqués. Le passage du Nord-Est bénéficie du savoir-faire des Russes qui disposent de 15 brise-glace dont 5 à propulsion nucléaire, de nombreux ports en eaux profondes tout au long du trajet. Le passage du Nord-Ouest réduirait du quart le trajet de Seattle à l'Europe par rapport à la voie passant par le canal de Panama. La différence serait beaucoup plus grande encore pour les très gros navires qui ne peuvent emprunter les canaux et doivent passer par le Cap Horn ou le Cap de Bonne Espérance. Toutefois a cause de vents et de courants dominants qui font dériver les glaces, cette voie restera moins facilement navigable et sera en permanence fermée durant l'hiver.
LA MILITARISATION GLOBALE
Le progrès des techniques militaires (missiles, ravitaillement en vol) a fait perdre - à l'exception de celle de Thulé au Groenland, élément central du bouclier anti-missile américain avec ses radars - aux bases militaires de l'Alaska, du Danemark et de la Norvège, de l'Arctique canadien, d'Islande l'importance qu'elle avaient voilà encore quelques lustres La base américaine de Keflavik, en Islande, a été fermée - mais les Russes s'y intéressent ; les bombardiers stratégiques sont basés plus au sud, tandis que les sous-marins nucléaires de nouvelle génération plongent plusieurs mois durant sous la banquise et assurent la surveillance voulue. Un moment réduit, l'envoi de sous-marins dans l'Arctique a repris à partir des années 2000, les États-Unis et la Russie en étant les deux principaux protagonistes.
L'ouverture de nouvelles routes maritimes, la protection de nouvelles zones de prospection pétrolières et minières, des zones de pêche, expliquent, on le devine, cette nouvelle militarisation du Pôle Nord, tout autant que l'expansionnisme américain que la Russie s'efforce de contrer. Vladimir Poutine, par son discours prononcé à Munich le 10 février 2007, lors de la réunion annuelle de la Wehrkunde (Table ronde de la défense), passé   quasiment inaperçu en France, a dénoncé l'offensive impérialiste des États-Unis en la qualifiant d'« unilatéralisme américain » et annoncé que la Russie entendait se consacrer au renforcement de ses moyens de défense, notamment pour assurer la maîtrise de sa façade arctique par ses propres moyens. Cela doit se traduire par la modernisation des ports militaires arctiques, notamment Mourmansk et Petropavlovsk, et de deux flottes, celle du Nord basée à Severodvinsk près de Mourmansk et celle du Pacifique basée à Vladivostok, la construction de nouveaux brise-glace nucléaires.
La Norvège a lancé un programme de renforcement de sa défense, essentiellement pour la zone arctique, avec la mise en service de frégates comme le Fridjof Nansen F310 doté des dernières nouveautés techniques tel le système Aegis de défense antiaérienne, avec l'achat de six sous-marins engagés en mer de Barents.
La base de Thulé, construite en 1953 par les Américains, fait l'objet d'un accord tripartite signé en 2004 entre les Etats-Unis, le Danemark et les Groenlandais. Il intègre de fait le Groenland dans le dispositif militaire américain, le Danemark étant par ailleurs considéré comme « framework partner », à savoir un « partenaire privilégié des Etats-Unis ». Tout cela s'inscrit dans le dispositif de bouclier anti-missile que les États-Unis sont en train de déployer en Europe contre la Russie, toujours aussi encerclée depuis les vues géopolitiques de Mackinder, vieilles d'un siècle.
Dans le domaine civil - mais le militaire n'est jamais loin -, des États qui ne sont pas riverains de l'Arctique ont compris l'importance qu'il y a à être présent d'une manière ou d'une autre. L'Allemagne a ainsi pris la tête d'un consortium international chargé de la construction d'un brise glace, l'Aurora Borealis, capable de forer les sédiments océaniques sous 5000 m d'eau tout en résistant à la dérive de la banquise. Quant à la Russie, Norilsk-nickel vient d'acquérir un quatrième brise-glace et Gazprom envisage de construire des tankers capables de traverser les glaces.
LA QUESTION DU GROENLAND
Ce panorama de la question arctique doit être complété par la question du Groenland. Bien que terre sous souveraineté danoise, donc rattachée à l'Europe, le Groenland appartient au plateau continental américain et les États-Unis n'ont eu de cesse d'établir de fait leur domination sur ces terres glacées. Colonie danoise jusqu'en 1953, puis département danois, il a obtenu un statut d'autonomie en 1979 et le référendum du 25 novembre 2008 a renforcé son autonomie en lui accordant la maîtrise des ressources minérales et pétrolières de l'île. Ce nouveau statut prévoit la possibilité de l'indépendance à terme. En fait, comme pour nombre d'indépendances, celle-ci sera plutôt nominale. Ce territoire, qui compte 57000 habitants, à 90 % d'origine inuit et à 10 % danoise, ne survit qu'avec les aides versées par l'UE à hauteur de 25 millions d'euros et par le Danemark pour 480 millions d'euros.
De grandes manœuvres économiques sont en cours entre le groupe américain Alcoa et le groupe norvégien Norsk-hydro pour construire une raffinerie d'aluminium d'une capacité de 300 000 tonnes. Dans cette affaire, les États-Unis veillent de près à contrôler le Groenland en soutenant les indépendantistes tout en ménageant la susceptibilité danoise en les laissant, pour l'instant, assurer la défense locale.
La volonté de domination américaine de l'Arctique n'est un secret pour personne. Elle prend certes des aspects militaires mais aussi et surtout le recours à l'influence économique, au discours pacifiste et écologique sur la préservation des paysages et de la diversité biologique, sur le développement durable, la nécessité démocratique.
L'Artique est devenu une nouvelle frontière de la mondialisation. Les enjeux tant stratégiques qu'économiques sont grands. Les États qui négligent cette donnée perdront un élément important d'action et verront automatiquement leur puissance internationale obérée. Certes, les États d'Europe occidentale n'ont pas d'intérêts directs dans la région et surtout aucune possession. Pourtant, il leur importe d'y être présent. La France ne doit pas négliger l'Arctique. Nommer un Michel Rocard Ambassadeur de France pour les questions touchant à l'Arctique et à l'Antarctique ne peut tenir lieu de politique polaire. L'État français doit agir en encourageant notamment l'action de ses sociétés nationales, notamment avec Total au Groenland, mais aussi rechercher des accords de coopération technique et scientifique avec les États arctiques dans l'intérêt mutuel de tous les partenaires.
André GANDILLON, Président des Amis de RIVAROL. RIVAROL 25 FÉVRIER 2011

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