samedi 15 juin 2013

Rudyard Kipling, ou l'art d'être un homme

Comme, à plus d'un égard, Jack London,  Rudyard Kipling est un des personnages les plus connus et, en même temps, les plus mal connus de la littérature mondiale. On ne retient trop souvent de lui que des images simplistes et figées : le chantre de l'Empire britannique, l'homme qui fait parler les animaux, le chef scout ou le poète de la volonté. Le plus beau est que chacune de ces images est juste, mais qu'elle ne correspond qu'à l'une des multiples facettes d'un homme beaucoup plus complexe qu'il n'y paraît de prime abord.
La plus grande partie de l'œuvre de Kipling fut consacrée à l'Inde, et certains n'y veulent voir qu'une exaltation permanente du colonialisme anglo-saxon. C'est oublier des livres comme « Simples contes des collines ». Et, surtout, c'est oublier que Kipling connaissait l'Inde et les Indiens infiniment mieux que ses détracteurs. Il était né dans ce pays, en 1865 à Bombay, y avait passé sa prime enfance et y était revenu dès ses études terminées. Son père était le conservateur du musée de Lahore - qu'il met d'ailleurs en scène au début de son plus grand roman, « Kim ». En fait, Kipling aimait l'Inde et son petit peuple plus qu'aucun autre Européen.

L'amour de la France

Il aimait aussi la France, contrairement à bien des affirmations imbéciles - et au ridicule ouvrage des frères Tharaud, « Dingley, l'illustre écrivain ». Il y était venu très jeune, à l'âge de douze ans, son père étant chargé de l'organisation du pavillon de l'Inde à l'Exposition universelle et ayant laissé son fils libre d'errer à sa guise dans Paris.
« Cela fut en soi-même, écrit-il dans ses mémoires, « Some-thing of my self », une éducation et fit naître en moi un amour de la France que j'ai conservé toute ma vie ».
Fréquentant, bien sûr, les pires poulbots, il apprit rapidement l'art subtil de s'accrocher derrière les fiacres en insultant le cocher en termes choisis, pour éviter au dernier moment le coup de fouet lancé par celui-ci. Bref, comme il le dit, une éducation en soi.
Bien des années plus tard, il parcourut en tous sens les routes de notre pays, en piéton, chapeau cabossé en tête et musette en bandoulière. La France, son fils, le petit héros de « Puck, lutin de la colline », y fut tué à l'âge de dix-neuf ans durant la guerre de 14-18 . Enfin, son livre « Souvenirs de France » est un véritable message d'amour. Tout comme « La France en guerre », publié en 1915, et «Poème à la France» en 1917.
En effet, l'incontestable nationalisme britannique de Rudyard Kipling n'était pas ce que beaucoup d'ignares se sont complus à peindre ; il mettait son pays avant tout - ce qui est parfaitement normal - mais n'avait ni mépris ni haine pour les autres. Et, surtout, son patriotisme était empreint de pudeur dans ses manifestations ; il détestait les gens qui « en faisaient trop » - comme, à son époque les « jingoistes ». Une scène de « Stalky and Co » où un député trop bien nourri se fait pratiquement cracher à la figure par des collégiens, tous candidats à l'Armée et à une mort en pays lointain, pour avoir brandi le drapeau national hors de circonstance, en témoigne amplement.
Kipling aimait les soldats, les explorateurs, les « hommes de terrain », mais il haïssait les comédiens, les tartufes du nationalisme.
Mais revenons, précisément, à « Stalky and Co ». Ce livre, publié en 1899, est la savoureuse transposition des souvenirs et expériences de Kipling au collège de Westward Ho, dans le Devonshire, où il fut mis en pension en 1878. Kipling s'y met en scène sous le nom de Beetle, en compagnie de ses meilleurs amis, Stalky - en fait, le futur général Dunsterville, l'un des officiers les plus originaux et les plus brillants de l'armée britannique - et M'Turk - en réalité G.C. Beresford, haut fonctionnaire aux multiples talents.

L'homme véritable

Irrésistiblement drôle, ce livre n'est pas seulement l'un des meilleurs ouvrages jamais écrits sur la vie de collège, mais aussi de façon discrète mais sûre, un résumé de la philosophie personnelle de son auteur. Celle-là même que l'on retrouve dans le fameux poème « If » :
« Si tu peux garder la tête froide quand tous autour de toi
« La perdent et t'en blâment;
« Si tu peux conserver la confiance quand tous les autres doutent...
« Si on te hait mais que tu ne cèdes pas à la haine,
« Et si pourtant tu ne sembles ni trop bon dans des actes ni trop sage en paroles... »
Mais on ne peut, bien sûr, tout citer. Venons donc à la conclusion du poème:
« Alors, les rois et la chance seront à tout jamais tes esclaves dévoués,
« Mais ce qui vaut mieux que les rois et la chance, tu seras un homme, mon fils. »
Un homme, voilà le maître-mot pour Kipling. Un homme solide et courageux, fort dans l'adversité et modéré dans le triomphe, avec tout ce qu'il faut de foi et de générosité et juste ce qu'il faut de scepticisme ...
En 1882, Kipling revint en Inde comme jeune journaliste à la «Civil and Military Gazette» de Lahore, puis au « Pioneer ». Derrière ses petites lunettes rondes, il observait inlassablement les choses et surtout les êtres : civils de la « bonne société », jeunes officiers venus de la frontière nord-ouest, simples soldats. Et cela donna, en 1887, après un recueil de poèmes publié l'année précédente, à vingt et un ans, « Simples contes des collines », une suite de nouvelles passablement cruelles qui causa quelque émotion sur le moment.
N'importe, un écrivain était né, qui allait rapidement devenir célèbre, alignant nouvelle sur poème, puis abordant, en 1891, avec« La lumière qui s'éteint », le roman.
L'année suivante, ayant épousé une Américaine, il alla s'installer dans le Vermont, aux États-Unis. C'est là que devaient naître, en 1894 et 1895, les deux livres qui lui assuraient à coup sûr l'immortalité, « Le livre de la jungle » et « Le second livre de la jungle ». Mowgli, Bagheera et les Bandars Logs commencèrent très vite à hanter les imaginations enfantines - et adultes.
Mon ami Hubert Monteilhet me fit un jour remarquer que ces deux livres tranchaient quelque peu dans l'œuvre de Kipling par « leur caractère un brin rousseauiste ». Il n'a peut-être pas tort, et il faudrait peut-être voir là une petite influence américaine - l'influence de l'Amérique de Thoreau et de « Walden ou la vie dans les bois ». Même un homme comme Kipling ne peut vivre quatre années dans un pays sans en recevoir quelques ondes.

L'itinéraire de Kim

En 1896, Kipling revint s'installer en Angleterre, dans le comté de Sussex, qu'il célébra dans « Puck » en 1906 et « Le retour de Puck » en 1910. Mais, entre temps, il s'était rendu en Afrique du Sud comme journaliste pendant la guerre des Boers. Et, en 1901, il avait publié son chef-d'œuvre, « Kim ». Immense roman d'aventures et roman initiatique, ce livre est aussi une étonnante fresque de l'Inde et de la vie indienne, dans toute sa réalité quotidienne et populaire.
Fils abandonné d'un sous-officier irlandais, élevé à l'indienne parmi les Indiens de la condition la plus modeste, le petit Kimball O'Hara s'improvise à douze ans le guide et domestique d'un vieux lama tibétain recherchant la source jaillie de l'endroit où est tombée la flèche de Bouddha. Mais il est également recueilli et enrôlé par les services secrets britanniques, qui utilisent ses pérégrinations, du centre de l'Inde à la fameuse passe de Khyber.
Outre son souffle romanesque et son don d'observation, Kipling montre ici cette parfaite connaissance de l'Inde que nous évoquions plus haut. Bien que britannique, Kim est un enfant du Pays. Comme Kipling. Et comme le petit héros de la nouvelle « L'amendement de Todd », où l'on voit un minuscule garçonnet, fils de haut fonctionnaire, convaincre le vice-roi des Indes de modifier une loi, car lui, fréquentant avec sa nourrice les gens de la rue, sait qu'elle sera impopulaire auprès des petites gens.
Ecouter, savoir et dire, c'était aussi l'une des devises de Rudyard Kipling.
Ce trait, on le retrouve également dans l'un des plus robustes récits d'aventure jamais écrits : « L'homme qui voulut être roi » - livre qui donna lieu il y a quelques années à un film prestigieux de John Huston, interprété par Sean Connery et Michael Caine. On l'avait déjà retrouvé dans « Trois troupiers », où Kipling dépeignait, en usant de leur langage, les simples soldats de l'Armée des Indes.
Meurtri par la Première Guerre mondiale, Kipling ne baisse pourtant pas les bras, même si certains de ses derniers écrits semblent empreints d'une légitime amertume. Ami du colonel Baden-Powell, qu'il a connu pendant la guerre des Boers, il a participé à la fondation du mouvement scout, dont il deviendra d'ailleurs commissaire général. Il publie en 1923 « Contes de terre et de mer pour scouts et guides ». Son esprit se porte toujours sur la jeunesse, et sur la jeunesse aventureuse. Et lorsqu'il meurt, en 1930, à Londres, il n'a visiblement pas changé d'avis.
Jean Bourdier : National Hebdo décembre 1987

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