samedi 26 janvier 2019

Alain de Benoist : pourquoi le gouvernement ne comprend pas la révolte des gilets jaunes…

Pensez-vous qu’on puisse déjà faire un bilan de l’action des gilets jaunes ?
Le meilleur bilan qu’on puisse en faire est de constater qu’il est encore trop tôt pour en faire un, puisque le mouvement continue et semble même trouver un second souffle. Depuis bientôt trois mois, malgré le gel et le froid, malgré la trêve des confiseurs, malgré les morts et les blessés, malgré les dégâts causés par les brutalités policières (mâchoires arrachées, mains déchiquetées, pieds broyés, yeux crevés, hémorragies cérébrales), malgré les critiques qui ont successivement tenté de les présenter comme des beaufs alcooliques, des nazis (la « peste brune ») et des casseurs, coupables en outre d’avoir ruiné le commerce, dissuadé les touristes de venir en France et même, ô scandale, d’avoir saboté l’ouverture des soldes, malgré tout cela, les gilets jaunes sont toujours là. Ils tiennent bon, ils ne cèdent pas et une majorité de Français continue d’approuver leur action. C’est bien la confirmation que ce mouvement ne ressemble à aucun autre.
Il y a un autre point sur lequel il faut insister. Les gilets jaunes, auparavant, ne se connaissaient pas. Plongés dans l’anonymat de masse, même quand ils étaient voisins, ils restaient souvent étrangers les uns aux autres. Depuis des semaines, autour des ronds-points, ils se sont mutuellement découverts. Ils ont parlé ensemble, ils ont confronté leurs expériences et leurs espoirs, partagé la même colère et vibré aux même émotions, partagé aussi les mêmes repas, vécu les mêmes journées et parfois les mêmes nuits, bénéficié du même élan de solidarité et de don. Le mouvement des gilets jaunes a, ainsi, fonctionné comme une formidable machine à recréer de la socialité dans une époque où le lien social s’est partout effrité. Il en restera nécessairement quelque chose. Les gilets jaunes savent, désormais, qu’ils ne sont plus seuls à être « invisibles ». Ils ont redécouvert l’importance du commun.

Mais l’avenir du mouvement ? Peut-on imaginer un vaste front populiste, dont les gilets jaunes pourraient être le creuset ?
C’est très prématuré, même si certains y pensent. Dans l’immédiat, les gilets jaunes doivent résister à toutes les tentatives de division et de récupération. Ils ne doivent surtout pas présenter de listes aux européennes, ce qui ne manquerait pas d’affaiblir l’opposition. Ils doivent rester insaisissables, nuire le moins possible aux petits commerçants, écarter fermement les casseurs extérieurs au mouvement et, peut-être aussi, concentrer leurs revendications sur les thèmes qui peuvent le mieux fédérer la colère en exigeant, par exemple l’instauration du référendum d’initiative populaire.
Et le « grand débat national » ?
Guy Debord disait que, si les élections pouvaient changer quelque chose, il y a longtemps qu’elles seraient interdites. On peut en dire autant du « grand débat » lancé par Emmanuel Macron : s’il était vraiment susceptible de satisfaire les demandes des gilets jaunes, il n’aurait tout simplement pas lieu. Quand les parlementaires veulent enterrer un dossier, ils créent une commission. Pour gagner du temps, Macron propose – c’est à la mode – de « libérer la parole ». Le « grand débat », c’est le divan du docteur Freud : « Allongez-vous et racontez-moi vos misères, après, vous vous sentirez mieux. » Discuter plutôt que décider a toujours été la méthode favorite de la classe bourgeoise. Dans le pire des cas, le « grand débat » finira en eau de boudin. Au mieux, la montagne accouchera d’une souris. On fera des concessions ici ou là (taxe carbone, limitation de vitesse à 80 km/h, etc.) mais on ne touchera pas aux questions qui fâchent. C’est-à-dire à celles qui impliquent un véritable changement de société.
Ceux qui sont, aujourd’hui, au pouvoir sont incapables de faire face aux demandes des gilets jaunes parce que le monde d’en bas leur est mentalement, culturellement, physiologiquement étranger. Ils s’imaginent qu’ils se trouvent devant des revendications de type classique (des « gens pas contents ») auxquelles on peut répondre par des effets d’annonce et des stratégies de communication appropriées. Ils ne voient pas qu’ils sont, en réalité, confrontés à une révolte proprement existentielle, de la part de gens qui, après avoir perdu leur vie à tenter de la gagner, ont découvert que ce qu’ils gagnent ne leur permet plus de vivre et n’ont donc plus rien à perdre. Au plus fort des manifestations, au moment où un hélicoptère survolait l’Élysée pour exfiltrer Macron en cas de besoin, ils ont pourtant eu peur. Physiquement peur – et cela, aussi, on ne l’avait pas vu depuis longtemps. Aujourd’hui qu’ils ont retrouvé leur mépris de classe, même quand ils s’essayent à l’empathie, ils ne pardonneront jamais à ceux qui leur ont fait peur.
Les « Gaulois réfractaires » sont les dignes successeurs de ces « Gueux » (Geuzen) qui, dans les Flandres et les Pays-Bas du XVIe siècle, s’étant fait d’un nom péjoratif un titre de gloire, portèrent contre l’autorité du roi Philippe II d’Espagne un mécontentement populaire qui reçut l’appui de Guillaume d’Orange. La guérilla qu’ils menèrent pendant des années, à partir de 1566, finit par aboutir à la totale libération des Provinces-Unies. Un beau chant néerlandais célébrant leur souvenir s’intitule « Vive le Gueux ! » Il mériterait d’être repris aujourd’hui.
Entretien réalisé par Nicolas Gauthier

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