mardi 18 décembre 2012

La ville malade de la banlieue : sauver les villes des méga-villes par Pierre LE VIGAN


Hubert-Félix Thiéfaine chantait « Quand la banlieue descendra sur la ville  ». C’est  l’expression de la vieille peur de l’encerclement de la ville par la banlieue. Une peur qui s’appuie sur la crainte des émeutes urbaines, sur la peur des immigrés qui peuplent la banlieue, sur un nœud de réalités tout comme de fantasmes. La banlieue apparaît ainsi « contre » la ville, comme son contraire : l’éloignement de tout à la place de la proximité de tout que l’on connaît dans les centres villes. Les prolétaires plutôt que les « cadres sup », les populations « aidées » plutôt que les populations « aisées ». La grisaille plutôt que le clinquant. Les enjoués de la mondialisation plutôt que ses victimes.
Il y a donc bien des facteurs d’opposition entre ville et banlieue. Mais l’une et l’autre se côtoient. Elles sont contre, tout contre l’autre. En d’autres termes, l’une se nourrit de l’autre. La misère de l’une, la banlieue, est évidente (à l’exception de quelques banlieues aisées qui sont une minorité), mais la misère dans les centres-villes existe aussi. Une misère moins matérielle que morale, relationnelle, existentielle. Disons le autrement : ville et banlieue forment système. C’est le système de la modernité. Ville et banlieue souffrent de ses signes, de ses marques, de ses manques. La modernité fait des dégâts partout.
C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, La banlieue contre la ville. Ville et banlieue : de quoi parle-t-on ? Les mêmes mots désignent des réalités qui ne sont plus celles de 1910 ni de 1950. Les banlieues étaient les faubourgs de la ville. Elles étaient le prolongement de la ville et une transition vers la campagne. Le gigantisme est venu bouleverser cela. La banlieue s’étend désormais à perte de vue dans les mégalopoles telle la région parisienne. Paris, la ville historique de Paris, même avec ses quartiers les plus récents, ceux qui n’ont été urbanisés que sous le Second Empire, n’est plus qu’un petit point au centre de l’agglomération parisienne. Deux millions d’habitants vivent à Paris, plus de douze millions vivent à côté de Paris dans les périphéries lointaines de l’agglomération, qui déborde au-delà même de l’Île-de-France, en Picardie, en région Centre, vers la Champagne Ardennes. Tous les gouvernements de la (fausse) droite et de la (fausse) gauche poursuivent le même but, faire de Paris une méga-ville encore plus « compétitive ». Cela veut dire : encore plus financiarisée, encore plus spéculative, encore plus invivable pour la masse de ses habitants. « Nicolas Sarkozy veut donner un nouvel élan au Grand Paris » dont le projet « va jusqu’au Havre », indiquaient Les Échos du 10 octobre 2011, chiffrant à trente-deux milliards le montant des investissements en infrastructures que cela requerra d’ici à 2025. Si cette  dépense n’empêchera pas nombre de Parisiens à essayer de fuir leur mégalopole, comme un million d’entre eux l’ont fait en cinq ans, bien plus nombreux sont les nouveaux habitants qui arrivent à Paris, venus, souvent, des quatre coins du monde et de ce que l’on appelait le « Tiers-Monde », où le manque de perspective attire dans les grandes villes européennes, avec les encouragements et les aides mises en place par l’hyperclasse. Car celle-ci poursuit son objectif : elle ne fait pas du social pour le plaisir de se donner bonne conscience, elle fait un minimum de social, uniquement en direction des couches les plus défavorisées, et en vue d’un objectif précis. Cet objectif, c’est de peser à la baisse sur les salaires des travailleurs originaires du pays d’accueil, de leur faire accepter des reculs sociaux, par une concurrence de main d’œuvre peu exigeante car elle n’a pas le choix. L’immigration de masse est une stratégie du capital. Réserver les H.L.M. aux plus pauvres, généralement issus de l’immigration, est un aspect de cette stratégie, et nous ramène au cœur des questions de la ville, car c’est un moyen pour le patronat de moins payer ces travailleurs (cf. Alain de Benoist dans Éléments, n° 139, 2011, « Immigration, l’armée de réserve du capital » et Le Spectacle du Monde, octobre 2010, « L’immigration en France, état des lieux »). L’objectif du capital, c’est tout simplement un financement public le plus élevé possible de la reproduction de la force de travail permettant à la part privée, patronale, de ce financement, d’être la plus faible possible. C’est uniquement en ces termes – que l’on peut qualifier de marxistes et qui sont en tout cas réalistes – que ceci peut se comprendre et non, comme paraissent le croire certains, parce que les pouvoirs publics seraient animés d’une pseudo-préférence étrangère. Celle-ci n’est qu’une préférence pour l’immigration qui n’est elle-même qu’une préférence pour les bas salaires d’une part, pour la division et l’affaiblissement de la classe ouvrière d’autre part.
L’évolution contemporaine de la ville s’analyse en fonction de cela. En périphérie se situent les zones d’habitat, loin des entreprises, très loin des usines, afin que les travailleurs ne puissent s’organiser et soient usés par le travail, tout comme les chômeurs ne peuvent non plus s’organiser dans ces immenses zones où chacun est isolé de l’autre : car la densité des banlieues est dérisoire face à celle des centres-villes. Au centre des agglomérations se situent les espaces festifs (Festivus festivus disait Philippe Muray), où il s’agit de « s’éclater », où les élus locaux aménagent des espaces de plus en plus « jouissifs » (dixit Bertrand Delanoë), afin de faire oublier les dégâts de la mondialisation, les délocalisations, la liquidation de l’industrie, tout particulièrement en France. Objectif ultime : tuer toute envie de politique, celle-ci étant noyée dans de vagues fêtes citoyennes ou communautaires (participation des élus à des ruptures du jeune, encouragements à tous les replis communautaires, etc.).
Partout les centres-villes sont devenus inabordables pour les classes populaires ou moyennes. Ils sont devenus des musées, sans artisans, sans entreprises autres que des commerces. Immigrés pauvres entassés dans des logements vétustes, bobos charmés par la « diversité » mais très habiles en stratégie d’évitement de celle-ci quand  il s’agit de scolariser leurs enfants, le peuple est en fait chassé du cœur des grandes villes. Les artisans s’y font de plus en plus rares, les petites industries y ont disparu, les services et la tertiarisation ont remplacé les ouvriers.
Face à cela, il faudrait rétablir la possibilité de liens sociaux plus forts. Cela nécessiterait deux choses. La première, c’est la densité, insuffisante en banlieue, ce qui a pour conséquence que ces banlieues sont trop étendues. Trop étendues pour des raisons écologiques, trop consommatrices en énergie notamment pour les transports, trop souvent individuels (usage excessif de la voiture rendu indispensable par la carence des transports en commun). La seconde chose qui serait nécessaire, c’est de développer la mixité habitat-travail, avec donc l’objectif d’une réduction des temps de transport, avec un nouvel urbanisme abandonnant la solution trop facile et inepte de séparer totalement zones d’activité et d’emploi. Ce sont les deux axes majeurs à développer. Comme conséquence de leur application, les liens entre travailleurs, qui sont aussi des habitants seraient facilités, les luttes, à la fois dans le domaine du travail et dans le domaine de l’habitat seraient rendues plus aisées, les collectifs habitants-travailleurs pourraient intervenir dans la gestion des usines, des ateliers, des immeubles. Les luttes sociales redeviendraient possibles à chaque fois qu’il serait nécessaire de s’opposer à la logique du capital, l’organisation des sans travail, les initiatives pour créer des entreprises sans capital, des coopératives ouvrières de production, des entreprises associatives, de l’économie solidaire seraient là aussi facilitées.
En somme, il serait possible de refaire une société forte, autour de la valeur du travail bien sûr mais pas autour du « travailler toujours plus », a fortiori quand il s’agit de travailler toujours plus pour le capital. La mise hors d’état de nuire des trafiquants de drogue et autre  pourrait être réalisée par les habitants-travailleurs eux-mêmes dotés de leur propre garde nationale civique dans le même temps que le cœur de la politique nationale (et européenne bien sûr) devrait être de lutter contre le parasitisme financier, le blanchiment de l’argent sale, la délinquance civique tout autant qu’économique et ses réseaux.
La ville doit être conçue pour le lien social. Elle doit répondre aux besoins éthologiques de l’homme : enracinement, repères, intimité. L’anonymat est aussi un besoin dans les villes, mais c’est son excès que l’on constate, c’est son excès qu’il faut mettre en cause. Pour répondre au besoin d’enracinement, il faut rapprocher habitat et lieux d’activité, il faut voir à nouveau la ville comme un paysage, et réhabiliter la notion d’identité locale, de lieu, de site. Il faut, par la densité, réduire l’étendue des villes, combattre l’étalement urbain, retrouver la coupure franche ville-campagne. C’est que j’essaye de montrer dans mon analyse des rapports de l’homme et de la ville. Montrer pour convaincre. Convaincre pour transformer.
L’avenir de la ville n’est écrit nulle part. Entre le grand ensemble et la marée pavillonnaire, d’autres voies sont possibles. Le devenir-banlieue de la ville n’est pas inéluctable. Les idées de notre modernité ont mené la ville là où on sait. D’autres idées peuvent la mener ailleurs.
La banlieue contre la ville. Comment la banlieue dévore la ville et pourquoi le devenir-banlieue de la ville n’est pas une fatalité, Paris, La Barque d’or, 250 p., 18 € (+ 3,50 € de port), à commander à :
http://la-barque-d-or.centerblog.net/
Courriel : labarquedor@hotmail.fr
• Version remaniée pour Europe Maxima d’un article paru dans Rébellion, n° 51, novembre – décembre 2011.

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