Hubert-Félix
Thiéfaine chantait « Quand la banlieue descendra sur la ville ».
C’est l’expression de la vieille peur de l’encerclement de la ville par
la banlieue. Une peur qui s’appuie sur la crainte des émeutes urbaines,
sur la peur des immigrés qui peuplent la banlieue, sur un nœud de
réalités tout comme de fantasmes. La banlieue apparaît ainsi « contre »
la ville, comme son contraire : l’éloignement de tout à la place de la
proximité de tout que l’on connaît dans les centres villes. Les
prolétaires plutôt que les « cadres sup », les populations « aidées »
plutôt que les populations « aisées ». La grisaille plutôt que le
clinquant. Les enjoués de la mondialisation plutôt que ses victimes.
Il
y a donc bien des facteurs d’opposition entre ville et banlieue. Mais
l’une et l’autre se côtoient. Elles sont contre, tout contre l’autre. En
d’autres termes, l’une se nourrit de l’autre. La misère de l’une, la
banlieue, est évidente (à l’exception de quelques banlieues aisées qui
sont une minorité), mais la misère dans les centres-villes existe aussi.
Une misère moins matérielle que morale, relationnelle, existentielle.
Disons le autrement : ville et banlieue forment système. C’est le
système de la modernité. Ville et banlieue souffrent de ses signes, de
ses marques, de ses manques. La modernité fait des dégâts partout.
C’est ce que j’ai essayé de montrer dans mon livre, La banlieue contre la ville.
Ville et banlieue : de quoi parle-t-on ? Les mêmes mots désignent des
réalités qui ne sont plus celles de 1910 ni de 1950. Les banlieues
étaient les faubourgs de la ville. Elles étaient le prolongement de la
ville et une transition vers la campagne. Le gigantisme est venu
bouleverser cela. La banlieue s’étend désormais à perte de vue dans les
mégalopoles telle la région parisienne. Paris, la ville historique de
Paris, même avec ses quartiers les plus récents, ceux qui n’ont été
urbanisés que sous le Second Empire, n’est plus qu’un petit point au
centre de l’agglomération parisienne. Deux millions d’habitants vivent à
Paris, plus de douze millions vivent à côté de Paris dans les
périphéries lointaines de l’agglomération, qui déborde au-delà même de
l’Île-de-France, en Picardie, en région Centre, vers la Champagne
Ardennes. Tous les gouvernements de la (fausse) droite et de la (fausse)
gauche poursuivent le même but, faire de Paris une méga-ville
encore plus « compétitive ». Cela veut dire : encore plus financiarisée,
encore plus spéculative, encore plus invivable pour la masse de ses
habitants. « Nicolas Sarkozy veut donner un nouvel élan au Grand Paris »
dont le projet « va jusqu’au Havre », indiquaient Les Échos du
10 octobre 2011, chiffrant à trente-deux milliards le montant des
investissements en infrastructures que cela requerra d’ici à 2025. Si
cette dépense n’empêchera pas nombre de Parisiens à essayer de fuir
leur mégalopole, comme un million d’entre eux l’ont fait en cinq ans,
bien plus nombreux sont les nouveaux habitants qui arrivent à Paris,
venus, souvent, des quatre coins du monde et de ce que l’on appelait le
« Tiers-Monde », où le manque de perspective attire dans les grandes
villes européennes, avec les encouragements et les aides mises en place
par l’hyperclasse. Car celle-ci poursuit son objectif : elle ne fait pas
du social pour le plaisir de se donner bonne conscience, elle fait un
minimum de social, uniquement en direction des couches les plus
défavorisées, et en vue d’un objectif précis. Cet objectif, c’est de
peser à la baisse sur les salaires des travailleurs originaires du pays
d’accueil, de leur faire accepter des reculs sociaux, par une
concurrence de main d’œuvre peu exigeante car elle n’a pas le choix.
L’immigration de masse est une stratégie du capital. Réserver les H.L.M.
aux plus pauvres, généralement issus de l’immigration, est un aspect de
cette stratégie, et nous ramène au cœur des questions de la ville, car
c’est un moyen pour le patronat de moins payer ces travailleurs (cf.
Alain de Benoist dans Éléments, n° 139, 2011, « Immigration, l’armée de réserve du capital » et Le Spectacle du Monde, octobre
2010, « L’immigration en France, état des lieux »). L’objectif du
capital, c’est tout simplement un financement public le plus élevé
possible de la reproduction de la force de travail permettant à la part
privée, patronale, de ce financement, d’être la plus faible possible.
C’est uniquement en ces termes – que l’on peut qualifier de marxistes et
qui sont en tout cas réalistes – que ceci peut se comprendre et non,
comme paraissent le croire certains, parce que les pouvoirs publics
seraient animés d’une pseudo-préférence étrangère. Celle-ci n’est qu’une
préférence pour l’immigration qui n’est elle-même qu’une préférence
pour les bas salaires d’une part, pour la division et l’affaiblissement
de la classe ouvrière d’autre part.
L’évolution
contemporaine de la ville s’analyse en fonction de cela. En périphérie
se situent les zones d’habitat, loin des entreprises, très loin des
usines, afin que les travailleurs ne puissent s’organiser et soient usés
par le travail, tout comme les chômeurs ne peuvent non plus s’organiser
dans ces immenses zones où chacun est isolé de l’autre : car la densité
des banlieues est dérisoire face à celle des centres-villes. Au centre
des agglomérations se situent les espaces festifs (Festivus festivus disait Philippe Muray), où il s’agit de « s’éclater », où les élus locaux aménagent des espaces de plus en plus « jouissifs » (dixit
Bertrand Delanoë), afin de faire oublier les dégâts de la
mondialisation, les délocalisations, la liquidation de l’industrie, tout
particulièrement en France. Objectif ultime : tuer toute envie de
politique, celle-ci étant noyée dans de vagues fêtes citoyennes ou
communautaires (participation des élus à des ruptures du jeune,
encouragements à tous les replis communautaires, etc.).
Partout
les centres-villes sont devenus inabordables pour les classes
populaires ou moyennes. Ils sont devenus des musées, sans artisans, sans
entreprises autres que des commerces. Immigrés pauvres entassés dans
des logements vétustes, bobos charmés par la « diversité » mais très
habiles en stratégie d’évitement de celle-ci quand il s’agit de
scolariser leurs enfants, le peuple est en fait chassé du cœur des
grandes villes. Les artisans s’y font de plus en plus rares, les petites
industries y ont disparu, les services et la tertiarisation ont
remplacé les ouvriers.
Face
à cela, il faudrait rétablir la possibilité de liens sociaux plus
forts. Cela nécessiterait deux choses. La première, c’est la densité,
insuffisante en banlieue, ce qui a pour conséquence que ces banlieues
sont trop étendues. Trop étendues pour des raisons écologiques, trop
consommatrices en énergie notamment pour les transports, trop souvent
individuels (usage excessif de la voiture rendu indispensable par la
carence des transports en commun). La seconde chose qui serait
nécessaire, c’est de développer la mixité habitat-travail, avec donc
l’objectif d’une réduction des temps de transport, avec un nouvel
urbanisme abandonnant la solution trop facile et inepte de séparer
totalement zones d’activité et d’emploi. Ce sont les deux axes majeurs à
développer. Comme conséquence de leur application, les liens entre
travailleurs, qui sont aussi des habitants seraient facilités, les
luttes, à la fois dans le domaine du travail et dans le domaine de
l’habitat seraient rendues plus aisées, les collectifs
habitants-travailleurs pourraient intervenir dans la gestion des usines,
des ateliers, des immeubles. Les luttes sociales redeviendraient
possibles à chaque fois qu’il serait nécessaire de s’opposer à la
logique du capital, l’organisation des sans travail, les initiatives
pour créer des entreprises sans capital, des coopératives ouvrières de
production, des entreprises associatives, de l’économie solidaire
seraient là aussi facilitées.
En
somme, il serait possible de refaire une société forte, autour de la
valeur du travail bien sûr mais pas autour du « travailler toujours
plus », a fortiori quand il s’agit de travailler toujours plus
pour le capital. La mise hors d’état de nuire des trafiquants de drogue
et autre pourrait être réalisée par les habitants-travailleurs
eux-mêmes dotés de leur propre garde nationale civique dans le même
temps que le cœur de la politique nationale (et européenne bien sûr)
devrait être de lutter contre le parasitisme financier, le blanchiment
de l’argent sale, la délinquance civique tout autant qu’économique et
ses réseaux.
La
ville doit être conçue pour le lien social. Elle doit répondre aux
besoins éthologiques de l’homme : enracinement, repères, intimité.
L’anonymat est aussi un besoin dans les villes, mais c’est son excès que
l’on constate, c’est son excès qu’il faut mettre en cause. Pour
répondre au besoin d’enracinement, il faut rapprocher habitat et lieux
d’activité, il faut voir à nouveau la ville comme un paysage, et
réhabiliter la notion d’identité locale, de lieu, de site. Il faut, par
la densité, réduire l’étendue des villes, combattre l’étalement urbain,
retrouver la coupure franche ville-campagne. C’est que j’essaye de
montrer dans mon analyse des rapports de l’homme et de la ville. Montrer
pour convaincre. Convaincre pour transformer.
L’avenir
de la ville n’est écrit nulle part. Entre le grand ensemble et la marée
pavillonnaire, d’autres voies sont possibles. Le devenir-banlieue de la
ville n’est pas inéluctable. Les idées de notre modernité ont mené la
ville là où on sait. D’autres idées peuvent la mener ailleurs.
Pierre Le Vigan http://www.europemaxima.com/
• La
banlieue contre la ville. Comment la banlieue dévore la ville et
pourquoi le devenir-banlieue de la ville n’est pas une fatalité, Paris, La Barque d’or, 250 p., 18 € (+ 3,50 € de port), à commander à :
http://la-barque-d-or.centerblog.net/
Courriel : labarquedor@hotmail.fr
• Version remaniée pour Europe Maxima d’un article paru dans Rébellion, n° 51, novembre – décembre 2011.
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