Ce pays est décidément en marche. Son gouvernement, ses manifestants – pas un mois sans que ne s’ébranle un cortège de mécontents sur le pavé – et, surtout, sa morale. Qui avance si vite que l’on peine à suivre.
Prenez la polygamie. Eh bien, on peut désormais dire haut et fort, dans Paris Match, que c’est une « expérience formidable ». C’est, en tout cas, ce qu’affirme Assa Traoré (numéro du 11 juin dernier), forte de l’exemple de son père, « leader charismatique » arrivé du Mali à 17 ans pour y travailler au service de la propreté de la ville de Paris, qui s’est marié quatre fois, donnant le jour à 17 enfants : après avoir divorcé de deux Françaises, épousées, celles-ci, successivement, il a fait ménage à trois avec les deux dernières, d’origine malienne, Hatouma et Oumou, respectivement mères d’Assa et Amada : « Les deux compagnes cohabitent, les dix enfants qui naissent ne font aucune différence entre elles, ce sont [leurs] deux mères ». Ces dernières elles-mêmes « n’ont jamais fait de distinction entre tous ces petits »… c’est donc un tableau idyllique que dépeint la jeune femme, rapporté par deux journalistes dans les colonnes du magazine sans l’ombre d’une distance critique.
Ce n’est, d’ailleurs, pas la première fois qu’Assa Traoré s’essaie à un tel plaidoyer : dans un portrait que fait d’elle Libération, le 6 septembre 2016, elle évoque son enfance qui a été « très heureuse » : « C’est souvent mal vu, la polygamie, mais nous, on est une famille très liée. J’appelle la mère d’Adama maman. »
Au risque de casser l’ambiance très « Petite Maison dans la prairie » et de jeter un froid, si la polygamie est souvent « mal vue » – sapristi, on se demande bien pourquoi ? -, elle est surtout complètement illégale dans notre pays, interdite par l’article 147 du Code civil.
La lutte contre la polygamie – au même titre que celle contre l’excision – fut, jadis, un des grands combats féministes. C’est donc bien terminé : les associations féministes, telles Osez le féminisme !, ont fait sans hésiter de « Assa » leur égérie, la conviant à l’occasion et relayant ses actions. Les magazines féminins comme Causette ou Elle exaltent « une militante charismatique et tenace » à laquelle ils tressent des couronnes de lauriers. Nul ne lui tient rigueur (quelle idée !) de ses prises de position un peu osées en matière de mœurs et de régime matrimonial. Il est vrai qu’en nos temps libertaires, les « trouples » bénéficient déjà, dans la presse, d’une indulgente curiosité, ultime étape avant la normalité. Alors si, en plus, les intéressées et leur progéniture, comme l’assure Assa Traroé, nagent dans la plus parfaite félicité…
Aucune de ces féministes, ni même Assa Traoré, n’a dû lire de littérature africaine. L’écrivain Birago Diop, qui a couché par écrit les récits traditionnels des griots, décrit, dans Les Contes d’Amadou Coumba, toute la souffrance des femmes forcées à la polygamie. On y lit même que les « Mamelles », célèbres collines de la corniche dakaroise, doivent leur présence au suicide – par jalousie et par rancœur – de l’une d’entre elles. Mais qui imagine que les féministes de 2020 s’intéressent réellement au sort des femmes, fussent-elles africaines ?
Gabrielle Cluzel
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